Comment Okrestina est devenu la filiale de l’enfer – reportage au sein du campement
19 août 2020 | Maria Melekhina, KYKY.ORG
La journaliste Maria Melekhina et le photographe Egor Voinov ont visité le campement improvisé à côté d’Okrestina. C’est à Okrestina que se retrouvaient la plupart des personnes arrêtées pendant les manifestations pacifiques à Minsk. On a du mal à dire exactement combien de personnes se trouvent à l’intérieur. Ni le ministère des affaires intérieures, ni les représentants de la maison d’arrêt ne donnent de chiffres exacts. Les déclarations des personnes qui ont été libéré sont divergentes. Les uns disent qu’il n’y a presque plus de manifestants à l’intérieur, les autres témoignent le contraire. C’est tout à fait possible, car Okrestina c’est en réalité deux organismes sous un même toit – un centre pénitentiaire provisoire et une maison d’arrêt. Si l’un peut être presque vide, cela ne veut pas dire que dans l’autre, les cellules ne soient pas pleines.
L’interdiction de prendre des photos et des vidéos, même à proximité du centre, est toujours en vigueur pour « ne pas provoquer » de représailles contre ceux qui sont encore en détention.
A l’entrée du campement, nous rencontrons le prêtre orthodoxe – Pavel. D’après lui, c’est ici qu’un nouveau Belarus est en train de naître ces derniers jours.
Le prêtre dit:
Une illégalité a lieu dans notre pays – je ne peux pas l’appeler autrement. On ne peut même pas s’imaginer ce qui est en train de se passer derrière ces murs. On doit garder le silence pour que les hommes et les femmes qui sont de l’autre côté du mur ne soient pas humiliés et battus. Bien sûr, il y a des provocateurs. Par exemple, hier, une femme a commencé à crier: « Pourquoi êtes vous ici? Je dois travailler et vous, vous faites la grève ici. Combien on vous paie? » Mais personne n’a réagit. Ces derniers temps, on n’entend plus les hurlements depuis Okrestina, mais les premiers jours les cris faisaient peur. J’ai transporté quelques personnes qui ont été relâchées hier. Ils m’ont parlé de l’enfer qu’ils ont subis là-bas. Ces personnes ont été tabassées pour notre liberté et notre pays. De leurs peines, un nouveau Bélarus est en train de naître. Ceux qui ont enfreint la loi vont devoir en répondre. C’est dommage que je ne puisse pas accéder à l’intérieur, pour essayer d’atteindre les coeurs de la police antiémeute.
Nous entrons dans le campement. Il est divisé en zones, dans lesquelles sont installés avocats, médecins, psychologues. Une des zones est consacrée à la réception des dons. Tout est plein de bouteilles d’eau, vêtements, couvertures. Ici,on peut manger chaud ou prendre un thé. On sent parfaitement la peur qui imprègne le premier quartier du campement, devant la maison d’arrêt . Les gens cachent leurs visages et ne veulent pas répondre à nos questions même sous le couvert de l’anonymat. Ils ont peur d’être pris en photos, même de dos, sous peine d’être reconnus et poursuivis.
Un bénévole, Sergueï, accepte de nous parler. Cela fait quatre jours qu’il veille devant Okrestina. Il dort sur place sur une chaise. Selon lui pour comprendre pourquoi les gens refusent de parler, il suffit de passer ici au moins quelques jours. Aujourd’hui, dit il, l’homme n’est plus choqué par rien – il sait où il va. « Je n’ai pas assez de mots pour décrire tout la douleur que je ressens. Je ne pensais pas que j’allais passer autant de temps ici. Mais ici je suis beaucoup plus utile qu’au travail. »
Tous les bénévoles d’Okrestina sont ici volontairement – ils ne font pas partie d’une organisation, ils n’ont pas de salaire, ni l’autorisation d’ailleurs de faire ce campement. Donc à n’importe quel moment, ils peuvent être expulsé par ces fourgons de police qui n’arrêtent pas de faire des aller-retour 24h/24. Ceux qui aujourd’hui aident les autres savent parfaitement, que demain ils peuvent être à leur place. Sergueï dit:
Aujourd’hui personne ne peut donner le nombre exact de personnes qui se trouvent dans cette maison d’arrêt – 20 ou mille. Une personne sort et témoigne qu’il n’y a plus personne à l’intérieur, la suivante, elle, dit qu’il y a encore beaucoup de détenus. Okrestina se compose de deux organismes: l’un peut être vide et l’autre rempli. Personne ne peut savoir. En plus, beaucoup de personnes ont disparus, les proches ne trouvent leurs noms nulle part, dans aucune liste. Un de mes amis était dans la liste des détenus d’Okrestina, mais il a été relâché à Sloutsk (ville à 98 km au sud de Minsk). Pour récupérer ses affaires, il a dû venir ici. Les représentants d’Okrestina ne donnent aucune information officielle sur les personnes arrêtées, et cela afin que les donnés officiels concordent avec le nombre de détenus sur leurs listes.
Le bénévole montre la pelouse remplie de bouteilles d’eau et souligne que ce n’est que 10% de ce qu’a apporté la population durant les trois derniers jours. Les bouteilles d’eau, restées après la marche de solidarité dans le centre de Minsk ont été apportées ici. « Sans le vouloir nous sommes devenus un centre de redistribution (rire). On vient d’envoyer trois tonnes d’eau dans les hospices et refuges pour les animaux. Tout ça a été envoyé non seulement à Minsk mais aussi à Jodino, Baranovitchi et Sloutsk. Les excès de vêtements et nourriture sont aussi distribués. Tout ce passe très vite, nous avons tout un système qui s’est mis en place: à midi, on nous envoie par exemple du pain, à 13h nous avons déjà les photos de ce pain, coupé et distribué aux gens. Maintenant c’est plus facile, les routes ne sont plus barrées, mais il faut à chaque fois trouver un véhicule qui va transporter les choses. Une femme nous a proposé d’utiliser le dépôt, mais on n’a pas pu s’en servir à cause des routes barrées » – raconte Sergueï.
Quand on demande si les personnes du voisinage participent et aident les bénévoles, l’homme secoue la tête : « Non, ils nous grognent dessus en disant qu’on dérange leur vie tranquille ». Ensuite l’homme me regarde attentivement et demande: « Vous êtes vraiment des journalistes? Ici, il y a beaucoup de policiers antiémeute en civil. Si vous aviez des bleus ou une jambe bandée, j’aurais plus confiance en vous ». J’essaye de convaincre l’homme que nous sommes vraiment journalistes de KYKY mais il préfère écourter la conversation.
« Ils marquent de peinture les détenus: ceux qu’il faut tabasser le plus fort et ceux moins. »
Devant nous, un garçon boîte, un plâtre à la jambe. Il se dirige vers les portes de la maison d’arrêt:
Allez plutôt parler avec ceux qui ont été relâchés et qui sont revenus chercher leurs affaires. Vous allez tout de suite les reconnaître. Ils sont tous bandés et plâtrés.
On se dirige vers un énorme groupe de gens qui attendent leur tours pour venir chercher leurs affaires. Aux abords de la prairie, il y a une installation avec des listes de noms. Une tache de sang sur l’herbe attire notre attention. Je demande à un bénévole si tout le monde retrouve vraiment ses affaires? Il dit, que la situation s’est beaucoup amélioré. Les bénévoles essaient de trier les affaires et d’identifier les propriétaires quand il retrouve des papiers. Mais avant d’autoriser les bénévoles à aller chercher les affaires dans Okrestina, c’était du grand n’importe quoi. Il y avait littéralement des pièces entières, remplies jusqu’au plafond d’affaires. Quand on demandait de laisser entrer des gens pour récupérer des affaires, ils refusaient, considérant cette demande comme insensé.
Nous approchons d’un groupe d’hommes et leur demandons de nous raconter ce qu’ils font ici. Au début ils refusent. Nous leur donnons des preuves afin de leur prouver que nous faisons pas partie des policiers antiémeute en civil. Finalement, Nikolai, arrêté le 11 août alors qu’il ne participe pas aux manifestations pacifiques, est d’accord pour nous raconter son histoire. Il est revenu à Okrestina avec sa femme enceinte. Le texte est retranscrit tel quel sans ajouts.
Je me suis retrouvé à la maison d’arrêt Okrestina le 11 août. A l’intérieur, il y a une cour – c’est là où on nous a tabassé. Les policiers appellent ça le « grillage ». J’ai passé trois jours à Okrestina et encore une journée à la maison d’arrêt à Sloutsk où j’ai été transféré. Je n’ai pas participé aux manifestations – je rentrais juste chez moi. On m’a arrêté entre les stations métro Pouchkinskaïa et Sportivnaïa. On ne m’a pas vraiment arrêté. J’ai demandé à quelqu’un comment contourner toute cette agitation et rentrer chez moi à la station métro Kamiennaja Horka? Il a promis de me montrer. Nous avons tourné le coin de la rue et j’ai vu un fourgon de police garé là. Je pense que j’ai été arrêté parce que j’avais un bracelet blanc, c’est ce qui les affole le plus. En plus sur l’écran de veille de mon portable j’avais le blason « Pagonia ». Ils m’ont tout de suite inscrit comme révolutionnaire. Il était environ 22 heures. Pendant le jugement, on a dit que je me trouvais à 2 heures du matin aux barricades, non loin de Kamiennaja Horka et que je criais des slogans, alors que ce n’est pas du tout le cas.
Moi, on ne m’a pas tabassé comme les autres. Par contre, ils jetaient des personnes inconscientes dans des voitures pour les emmener on ne sait où. Il y avait un homme à qui on a cassé la clavicule, il avait des problèmes de coeur. C’était le 13 août. Il est tombé, inconscient, les policiers ont appelé l’ambulance. Quand un des médecins à demandé pourquoi ils faisaient ça avec les détenus, un des policiers antiémeute lui a dit: « Tu veux savoir ce qu’on fait ici? on va t’arrêter maintenant et tu vas savoir ».
Ils marquaient les gens avec la peinture: il fallait tabasser les uns plus fort et les autres moins fort. Les journalistes ont été marqués à part – ils avaient leur propre « marquage ». Ils ont arrêté un journaliste influent – il a été tabassé cruellement. Mais je n’ai pas vu son visage, on n’avait pas le droit de lever la tête. On est restés à genoux pendant 36 heures. Si tu bouges – la police te frappe. La police antiémeute frappait aussi beaucoup les gens en t-shirts blancs avec les croix rouges – ils ont été arrêtés pendant qu’ils aidaient les blessés. Si dans leurs sacs, on trouvait des médicaments, on leur faisait une croix rouge sur le dos avec une matraque. « Quoi, tu aimes les croix? On va te faire une croix ». Le plus cruel était un policier qui parlait en grasseyant – beaucoup de détenus se souviennent de lui et parlaient de lui, même dans la maison d’arrêt de Sloutsk. Si j’entends sa voix, je la reconnaîtrai tout de suite. Tout le monde se rappelle aussi d’une Karina du Département des Affaires intérieures de l’arrondissement Frunzensky de Minsk,
Finalement j’ai écopé de 15 jours d’incarcération, alors que je n’avais rien signé. Pendant le jugement on m’a demandé de passer aux aveux. Bien sûr, je ne l’ai pas fait. Finalement, ils ont trouvé des témoins,un capitaine de police et un policier antiémeute. Quand j’ai dit que c’était déloyale, ils m’ont dit « Ne te prends pas pour le plus intelligent ». Et j’ai été jugé. Ensuite on m’a mis visage au sol et je suis resté dans cette position jusqu’au soir. Ensuite, moi et environ 120 autres personnes, on nous a embarqués dans des fourgons de police et transférés à Sloutsk. Is nous transféraient pour ne pas contredire les statistiques sur le nombre de détenus de la ville de Minsk.
Beaucoup de mes codétenus se sont retrouvés à la maison d’arrêt par hasard. Par exemple, avec moi il y avait un homme qui rentrait de sa maison de campagne. Il est sorti du minibus et la police l’a attrapé. Il y avait aussi un père et un fils – des caucasiens – ils se sont garés devant leur maison et se sont faits arrêtés. Il y avait aussi un conducteur de métro qui ayant fini son travail, est sorti du train et s’est dirigé vers la station de métro pour rentrer chez lui. La police l’a attrapé juste devant le métro. La police arrêtait principalement les hommes de manière aléatoire. Mais on dit qu’à Sloutsk, il y a eu aussi une femme enceinte, arrêté et emmenée dans un fourgon de police, mais personnellement je ne l’ai pas vu.
« On m’a tiré dessus, mais on m’a manqué »
Un garçon, assis à côté, commence à nous parler : « et moi j’achetais juste des cigarettes dans le magasin « Océan » vers 19h. On m’a arrêté pour 72 heures ». La femme, qui était un peu plus loin, a aussi commencé à parler « Mon mari est sorti acheter du pain et on l’a arrêté directement dans le centre commercial ». Petit à petit, les gens ont commencé à se grouper autour de nous. Il y avait aussi un prêtre catholique.
Prêtre Alexandre se plaint qu’on ne laisse pas les prêtres rentrer dans Okrestina, alors que dans les pays civilisés, c’est un droit inviolable:
Jeudi, quand on ne nous a pas laissé rentrer, nous avons donné des serviettes hygiéniques aux médecins. On a dû les mettre dans leurs poches. C’est inimaginable! Je suis prêtre catholique, j’ai fait voeu de chasteté mais j’ai fait le choix de donner ce qui le semble être le minimum. Ça n’a rien de mal, c’est d’une telle sauvagerie tout ça! On ne peut même pas prier au pied d’Okrestina car cela peut être considéré comme une campagne, rassemblement ou provocation. On est juste autorisés à parler avec les gens. L’évêque Tadeusz Kondrusiewicz est au courant de tout cela. Il va s’adresser au gouvernement, pour qu’on puisse rentrer dans la maison d’arrêt.
Pendant qu’on discutait, trois voitures de la croix rouge, sont arrivées. On les a autorisés à rentrer. « On les laisse rentrer – ils ont des accords. Vendredi, nous voulions donner de l’aide aux bénévoles mais ils ont refusé. Ils ont dit que si la police nous voyait, ils pouvaient leur refuser l’entrée » – soupire le prêtre.
Nous rencontrons encore le fameux peintre Alexeï Kuzmich. Lui aussi est là pour récupérer ses affaires. Vous vous souvenez de sa performance? Il a montré sa position civique dans le bureau de vote le 9 août et le soir même, il est sorti sur l’avenue devant la police d’émeute habillé comme le Christ. Ce soir-là, les policiers sont venus le chercher chez lui et ont essayé de casser sa porte d’entrée avec une hache. Alexei a tout de suite appelé son avocat Sergueï Zikratskiyi et les journalistes. Voilà comment s’est passé ensuite. Le texte est retranscrit sans ajouts.
On a essayé de m’arrêter dans le bureau de vote, mais j’ai réussi à m’échapper. Le soir, j’ai continué ma performance et je suis sorti sur l’avenue. Le reporter de « Novaya gazeta » m’a dit plus tard qu’il avait vu qu’on m’avait tiré dessus, mais qu’on m’avait raté. Je suis rentré chez moi à l’aube et 5 minutes plus tard, la police est venue me chercher. Ils ont fermés le judas avec un chewing-gum, se sont fait passer pour des amis en disant tout et n’importe quoi. A un moment donné, le chewing-gum s’est décollé et j’ai vu qu’ils commençaient à frapper ma porte avec une hache. Ensuite, mon avocat est venu pour voir les papiers de ces personnes. C’étaient trois employés du Département central des Affaires intérieures de la ville de Minsk. Je ne me souviens plus du nom de leur chef.
Ils ont commencé à me parler. En route, ils parlaient de ma performance, ils disaient qu’ils connaissaient mes créations. Et ils étaient aimables jusqu’à un certain moment. Dans le Département central des Affaires intérieures, ils m’ont interrogés et annoncés que j’étais en état d’arrestation. Mon avocat est resté avec moi jusqu’à la verbalisation, malgré que la police ait essayé de le sortir de là. Ensuite, on m’a enfermé dans ce qu’ils appellent, « un verre », c’est une petite chambre remplie de gens. C’est là que j’ai compris que j’avais perdu tous mes droits d’être humain, que j’étais devenu un objet avec lequel on pouvait faire ce que l’on voulait.
Dans cette cellule de 9 mètres carrés, il y avait 30 personnes, on était serrés comme des sardines . Certains étaient interrogés et tabassés, d’autres rentraient dans la cellule complètement nus. Les policiers, au troisième étage, étaient très cruels et forcaient les gens à signer des procès verbaux. J’ai passé 2 jours là-bas, alors que beaucoup de personnes avaient déjà été transféré. Le deuxième jour, la police anti émeute est arrivée, ils nous ont fait sortir dans la cour de derrière et nous ont tabassé. Ensuite, on m’a jeté dans le fourgon de police et emmené à Okrestina, où on m’a encore à nouveau tabassé et enfermés dans la petite cour destinée à la promenade des détenus. On était une centaine. Environ deux heures après, des médecins m’ont sauvé, j’ai eu de la chance. J’ai été placé juste devant la porte d’entrée et un jeune médecin m’a remarqué. Il m’a demandé où j’avais mal. J’avais très mal au dos, j’avais du mal à me tenir debout. Finalement, on m’a emmené dans l’ambulance malgré la forte résistance de la police anti émeute. Ils savaient parfaitement qui j’étais et ils me détestaient. J’avais l’impression que je ne sortirai jamais de la maison d’arrêt ou bien alors que j’en sortirai handicapé. Je veux dire un énorme merci aux médecins qui m’ont fait sortir de là. Plus tard, ce jeune médecin m’a dit qu’il avait fait exprès de m’aider, car il savait que sinon j’en serais sorti vraiment amoché.
On apprendra plus tard qu’Alexei a pu récupérer toutes ses affaires sain et sauf. Il sera jugé le 19 août. Maintenant, il a des blessures, hématomes et a toujours mal au dos. Malgré ça il a refusé l’examen médical.
Gardant en mémoire l’histoire de ces gens, mais aussi toutes ces sauvageries qui se passent à Okrestina, nous nous dirigeons vers la tente des avocats et médecins. Quelques mètres plus loin, une femme vient vers nous – soit parce qu’elle a entendu les gens dire qu’il y avait des journalistes, soit parce qu’elle a vu mon état de choc. Olga est psychologue – elle aide ceux qui sortent de la maison d’arrêt et leurs proches. Voici ce qu’elle nous a dit, le texte est retranscrit tel quel sans ajouts.
Presque tout le monde parle des humiliations et violences reçus à Okrestina. Beaucoup de personnes sortent avec des trouble de stress post-traumatique. Ce trouble a des symptômes différents: l’anxiété, l’irritabilité entre autres. Beaucoup se renferment, ont peur des nouveaux endroits et des personnes, deviennent méfiants. Presque tous ceux qui sont sortis de cette maison d’arrêt sont revenus chercher leurs affaires avec leurs proches. Beaucoup ont tout simplement eu peur de sortir de chez eux. Certains ne sont pas venus pour ne pas revivre ces émotions et se souvenirs de tout ce qu’ils ont vécu. Les trouble de stress post-traumatique, c’est un trauma qui dure longtemps. La meilleure chose pour eux c’est d’en parler et de revivre ces émotions, mais il y en a beaucoup qui ne veulent pas. Par exemple, aujourd’hui, une mamie est venue, son fils est sorti de la maison d’arrêt. Il a refusé d’y revenir car il fait des cauchemars la nuit. Ceux qui sortent sont roués de coups, sur leurs bras, leurs jambes ou avec la colonne vertébrale cassée. Les gens disent que la police cassait leurs matraques sur eux. Personnellement, j’ai entendu une histoire d’une personne relâchée: son compagnon de cellule avait perdu un oeil. Beaucoup étaient tabassés encore dans les départements de police. Ici à Okrestina, on laissait les gens pendant plusieurs heures dehors, pieds nus, à genoux, la tête sur le sol. Sur certains, on jetait de l’eau froide.
« Les exécuteurs d’Okrestina ont eux aussi été brisées par le système »
On s’approche de la tente des avocats – ils sont d’accords pour parler de façon anonyme et demandent plusieurs fois si cet enregistrement sera publié. Ils comprennent que ce campement peut être fermé de force à n’importe quel moment. « On se fait chasser d’ici de temps en temps – tout tient grâce à l’attention du public. Nous n’avons pas d’autres manières pour organiser cette aide. On nous a fait reculer aujourd’hui – avant, le campement était plus proche de la maison d’arrêt. Demain ils peuvent nous faire reculer encore plus loin » – dit un des avocats.
Les avocats changent tout le temps, mais à n’importe quel moment, on peut obtenir de l’aide. Par exemple, faire une demande pour récupérer ses affaires, porter plainte si vous n’arrivez pas à retrouver vos affaires, remplir un formulaire si vous avez perdu votre voiture, obtenir une consultation pour savoir comment porter plainte… Victoriya (prénom modifié par le journal KYKY) dit:
Si une personne reçoit une décision de justice relative à une responsabilité administrative et qu’elle n’a pas encore fait l’objet d’un appel devant une juridiction supérieure, cette personne ne peut pas être libérée. Par conséquent, tous ceux qui ont été libérés conditionnellement plus tôt que prévu, peuvent toujours être appelé au cours de l’année à purger leur peine. Vous devez donc faire appel de ces décisions! « Libéré » ne signifie pas « innocence avouée « .
Si la police les a relâché c’est parce qu’il n’y avait plus de place dans les maisons d’arrêts. C’est pour cela que nous disons à tous qu’il faut absolument faire appel de ces décisions. La plupart des détenus n’ont ni vu ni lu ces décisions, on ne leur à rien expliqué, les procès ont été très rapides. Beaucoup ne se souviennent de rien et encore moins des noms des juges. Ici, on explique à qui s’adresser, où aller et quand. On note les coordonnées des personnes qui ont besoin d’une aide supplémentaire. Presque tous les avocats sont prêts à aider gratuitement les victimes des manifestations pacifiques.
Quand on demande s’il y a déjà eu des cas d’arrestations de personnes venus chercher leurs affaires, elle dit que oui, mais c’est parce qu’il y avait eu conflit avec les forces de l’ordre mais que maintenant ce n’est plus le cas.
Nous nous dirigeons vers les médecins et croisons quelques hommes avec des pancartes « chauffeur ». Ils sont là pour conduire ceux qui seront relâchés aujourd’hui, mais pour le moment il n’y a personne.
Il y a un endroit où on peut charger son téléphone, ici on nous propose aussi des brioches et de l’eau. Finalement nous arrivons au poste des médecins. En voyant la caméra, ils commencent à s’inquiéter et nous demandent nos papiers pour constater que nous ne faisons pas partie des médias du gouvernement. Une seule personne accepte de nous parler sous condition d’anonymat absolu et très brièvement.
Vous pouvez filmer, ce n’est pas interdit, mais c’est sur demande. Dimanche, quand il y a eu des caméras ici, vous ne pouvez pas imaginer quels cris on entendait de là-bas (il montre la maison d’arrêt – ajouté par KYKY). Notre priorité c’est l’état des détenus. Mais aussi notre sécurité. Bien sûr qu’on note toutes les blessures. J’espère que cela nous sera utile dans le futur. Pour le moment on voit que cela ne mène nulle part. Mais tôt ou tard l’information sera dévoilé à un grand nombre de gens – a dit un des médecins. Pendant ce temps, une mamie, apparemment une proche d’un ex-detenus, s’approche de la tente des médecins. Elle a demandé qu’on lui prenne sa tension.
Nous faisons nos adieux aux médecins. Nous nous dirigeons en silence vers notre voiture, chacun dans ses pensées. C’est seulement dans la voiture s’approchant de Nemiga, qu’ Egor me dira : « Tu vois comment marche ce système. On ne peut pas le changer, juste le casser, sinon il va te briser, toi. Les exécuteurs d’Okrestina ont eux aussi été cassées par le système – ce sont des gens avec des âmes brisés. » Et il a raison, mais je n’arrive pas à comprendre comment tout cela est possible de nos jours au centre de l’Europe?
Etait-ce aussi violent contre les gens qui se retrouvaient ici avant? C’est possible, simplement il n’y avait-il pas autant de résonance auprès des médias.
Pourquoi avant on ne portait pas attention à tout cela, à quoi pensait-on? qu’est ce qui était plus important? Ce qui se passe aujourd’hui à Okrestina – c’est le système et non l’action de certaines personnes. Tout est bien coordonné, y compris avec les juges.
La loi en Biélorussie ne fonctionne plus. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est un crime contre l’humanité et l’écho du goulag. Mais il y a des bonnes choses – le malheur commun nous a unis comme nation et a fait naître en nous un esprit de société. On a le souffle coupé quand on voit comment nous sommes solidaires. Nous les Bélarussiens, nous sommes fabuleux : regardez ce que nous avons réalisé ces derniers jours. Et les murs d’Okrestina tôt ou tard tomberont eux aussi.