12 août 2020, 01:30 | Radio Free Europe
Le directeur du projet Bélarus Securité Blog et expert dans le domaine des forces de sécurité Andrei Parotnikau explique le compartement brutal de AMAP, la police anti-émeute de Bélarus. Il rapelle l’évasion de Bérkut (forces spéciales ukraniennes) à Kiev et annonce que le boycott des citoyens pourrait obliger la police à réfléchir.
En bref :
● La force est utilisée de manière brutale, aveugle et exemplaire avec un seul objectif: les autorités tentent d’effrayer la population.
● Les 9 et 10 août, ce ne sont pas les élites intellectuelles qui sont descendues dans la rue, mais les gens ordinaires.
● La police anti-émeute se sent impuni, car elle bénices de son statue spécial dans le systéme. Leurs parents, amis et connaissances doivent leur dire que ce qu’ils font est honteux, et qu’aucune personne ayant une once de dignité ne voudra continuer à avoir une quelconque relation avec eux.
Si nous essayons de nous passer d’émotions (autant que possible) et d’analyser les actions des forces de police bélarusse lors des manifestations des 9 et 10 août d’un point de vue technique et tactique, que pouvez-vous nous dire sur leur stratégie ?
La stratégie des autorités consistant à recourir à la force n’a aucun rapport avec l’ampleur et la nature des protestations. Il s’agit d’une campagne spécifiquement conçue pour semer la terreur au sein de la population. Si l’objectif des autorités était uniquement et exclusivement de prendre le contrôle de la situation, elles n’auraient pas besoin de recourir à la violence. La force est utilisée de manière brutale, aveugle et exemplaire, même dans les villes de province, avec un seul objectif : les autorités tentent d’effrayer la population.
Mais après le comportement brutal des autorités le 9 août, beaucoup plus de personnes sont descendues dans les rues de Minsk le lendemain. Cela signifie-t-il que la stratégie n’a pas fonctionné ?
En effet, la stratégie n’a pas fonctionné, parce que les autorités ne s’attendaient pas à une proteste aussi massive. Ils ont appris à travailler avec leur public habituel: l’oposition bélarusse, composée principalement par d’élites intellectuelles incapables de contrer les mesures violentes.
Mais les 9 et 10 août, ce ne sont pas les élites intellectuelles qui sont descendues dans la rue, mais les gens ordinaires. Les gens sont sortis, surtout dans les provinces, où jusqu’à récemment le régime bélarusse se soutenait. Ils n’ont pas peur des confrontations violentes, ni même d’être emprisonnés. Ils sont partis en pensant qu’ils avaient la mission de défendre la justice. Il y a sans doute aussi le facteur impulsionnel, les émotions : il ne peut pas non plus être exclu de l’équation.
Pour l’instant, il est clair que les manifestants n’ont pas de stratégie unifiée : les gens agissent en fonction de la situation et prennent des décisions rapides. Si nous pouvions déterminer une stratégie, sa clé serait sûrement d’épuiser la police. Il n’est pas facile de courir après les manifestants jusqu’à l’aube ou presque, en uniforme complet, une nuit après l’autre. Ils ne pourront pas garder leurs forces longtemps. Après quelques jours de résistance, les cadres moyens peuvent-ils dire : « nous ne pouvons pas continuer à sortir dans la rue, faites quelque chose pour arrêter ces rassemblements » ? Pensez-vous qu’il soit possible que quelque chose de similaire se produise ?
En théorie, c’est possible. Mais nous devons comprendre que non seulement les émeutiers se fatiguent, mais aussi les manifestants. C’est pourquoi les protestations doivent être assez nombreuses et continues, afin que les participants aient une chance de se reposer. Le problème de la protestation est qu’il n’y a pas, aujourd’hui, de slogan politique unificateur, comme le demandent les manifestants.
Le slogan « Casse-toi » est très clair, mais il n’est pas adapté à la construction de progrès politiques par rapport aux autorités. Il est clair que Loukachenko n’a pas l’intention d’aller quelque part. Pour l’instant, je ne vois qu’une composante émotionnelle dans la protestation. Cependant, les émotions sont éphémères et je ne peux pas garantir que ce processus durera suffisamment longtemps pour épuiser les ressources du régime. Pour y parvenir, la manifestation devra durer au moins un mois.
Pourquoi l’AMAP se comporte-t-elle de manière aussi brutale ? Il est clair que c’est la structure la plus cruelle du système. Il y a des gens qui croient que ce même corps se sent au-dessus du bien et du mal, pratiquement au-dessus de la loi. Ils sont autorisés à faire beaucoup plus que les agents de police normaux. Cet avis est-il infondé ?
C’est tout à fait vrai. Il n’y a pas de précédent pour qu’un travailleur de l’AMAP ait été traduit en justice, ni même pour qu’un dossier disciplinaire soit ouvert contre lui. Non seulement pour des raisons politiques, mais aussi pour la façon dont il traite les citoyens ordinaires. Ils n’ont certainement pas à répondre de leurs actes car ils ont un statut spécial dans le système.
Mais la cruauté délibérée et exemplaire est un élément tactique visant à briser la volonté de la résistance. Les autorités pensent que plus leur comportement est cruel, plus la situation est effrayante, plus vite tout cela va s’arrêter. Mais ce n’est pas aussi clair. Tout d’abord, personne n’est forcé de disperser les gens avec violence. J’ai reçu des informations selon lesquelles 15 travailleurs de l’AMAP ont refusé de descendre dans la rue le 9 août.
Et si la cruauté destinée à effrayer les gens provoquait la réaction inverse ? Et si elle incitait les manifestants à recourir à la violence en réaction ?
Ils n’y ont même pas pensé. Ils ne sont pas habitués à ce que quelqu’un réponde à leurs actes de violence. M. Loukachenko a déclaré que les Bélarusses sont des « moutons », et qu’ils se prennent pour des bergers qui les guident, sans considérer qu’ils pourraient rencontrer une résistance adéquate à leurs méthodes qui pourrait les mettre en danger.
Souvenons-nous de ce qui s’est passé à Kiev. Lorsque les provocateurs ont commencé à tirer sur les manifestants et le « Bérkut », les manifestants ont commencé à retirer les blessés de l’épicentre de la violence, tandis que la police anti-émeute s’enfuyait. C’est une question de force du groupe : si l’un d’entre eux s’enfuit, les autres le suivront aussi. J’espère que ces considérations finiront par n’être que théoriques et qu’elles ne seront jamais vérifiées dans la pratique au Bélarus, que nous n’arriverons pas à cette situation.
Est-il vrai que les travailleurs de l’AMAP vivent dans un monde à part, dans un groupe enfermé dans une bulle de propagande où on leur apprend que tout le monde aime le président et que leur mission est de le défendre ?
C’est difficile à dire. Mais, sans aucun doute, ces organismes spéciaux ont une très forte culture élitiste, ils se soutiennent les uns les autres, « nous sommes les meilleurs », etc. Cette attitude est présente, dans une certaine mesure, dans tous les organismes spéciaux du monde. En même temps, ils ne vivent pas dans un monde séparé au sens courant du terme. Ils vont dans les magasins, ils voient les prix, la situation économique.
La plupart d’entre eux proviennent des classes inférieures et moyennes. On ne peut pas dire qu’ils ne connaissent pas la vraie vie. C’est un choix conscient de leur part. Soit pour l’argent, soit parce qu’ils voient en Loukachenko un garant de leur statut social et de leur bien-être économique.
Les réseaux sociaux parlent des moyens possibles d’influencer les comportements en matière de lutte antiémeute. Soit en criant « la police avec le peuple » et en leur rappelant qu’ils sont aussi des personnes, comme tous les autres citoyens, soit, au contraire, en leur faisant honte et en les menaçant d’éventuelles sanctions.
Je ne pense pas que les menaces fonctionneront sur eux. Ils risquent de se retourner contre eux et de rendre les forces opérationnelles encore plus retranchées. Je voudrais rappeler que certaines personnes qui se disent représentants de l’opposition démocratique disent depuis 20 ans que l’AMAP devrait être dissous, la police réduite, le KGB réformé, le système poli, etc.
Il doit être clair que l’État et la société ont tous deux besoin des forces de sécurité. Nous devons construire un système qui permette à ces personnes de servir les intérêts de la société, et non ceux d’un groupe autoritaire ou d’une entreprise. Les policiers anti-émeutes ont des parents, des amis, des connaissances qui doivent leur dire que ce qu’ils font est honteux et qu’aucune personne ayant une once de dignité ne voudra continuer à avoir une relation avec eux. Un boycott social de ces personnes. Chacun aime à penser que son travail est important et respecté dans la société. Lorsque ses actions provoquent un rejet social et suscitent la colère des autres, la personne est forcée de réfléchir à la question de savoir si ce qu’elle fait est bien et ce qu’elle devrait changer pour que sa profession et ses actions ne créent pas un sentiment de haine chez la plupart des gens.