« Tuer des civils non armés, c’est pour moi dépasser les limites »

Anatoli Kotov, ancien membre de l’administration de Loukachenko. Ce que pensent aujourd’hui les hauts responsables bélarussiens des protestations et de la loyauté envers le régime

7 septembre 2020, 14:26 | Meduza
Source: Archives d’Anatoly Kotov

Anatoly Kotov, chef adjoint du département au cabinet du président du Bélarus, a quitté la fonction publique pendant les manifestations en raison d’un désaccord avec la politique des autorités. Il a annoncé sa décision publiquement, sur Facebook parce qu’il ne pouvait plus « dormir la nuit ». L’envoyé spécial de Meduza (site d’information russe – NdT), Maxim Solopov, s’est entretenu avec Kotov sur les origines de la crise politique au Bélarus, les dispositions des responsables bélarussiens, de la possibilité d’une scission dans le cercle de Loukachenko, du programme de l’opposition et des scénarios éventuels pour l’avenir du pays.

Parlez-nous de votre carrière dans la fonction publique.

J’ai commencé tout d’abord à travailler au Ministère des Affaires étrangères, au bureau central et ensuite à l’ambassade du Bélarus en Pologne. J’ai commencé par des postes ordinaires : au département juridique du ministère des Affaires étrangères, ensuite, en Pologne, j’étais secrétaire du département du Commerce et de l’Economie et lors de mon deuxième voyage [en Pologne], j’étais déjà conseiller en politique. J’ai travaillé au département de la politique étrangère de l’administration présidentielle en tant que conseiller principal. Pendant plusieurs années, j’ai travaillé au Comité National Olympique – de façon officielle, bien sûr, il s’agissait d’un travail public, mais au sein d’une organisation de formation dans le domaine du sport, et dirigé par le président de la République du Bélarus. J’ai été aussi directeur adjoint des 2èmes Jeux européens de Minsk. Ensuite, j’ai travaillé à l’Association de Cybersécurité du Bélarus – il s’agissait d’une création par les principaux acteurs des entreprises informatiques bélarussiennes d’une plate-forme de discussion sur des sujets appropriés. C’était une organisation professionnelle, mais je n’y ai pas travaillé longtemps en raison de mon retour dans la fonction publique. Donc ma dernière fonction, c’etait chef du service adjoint au cabinet du président de la République du Bélarus. 

D’une manière ou d’une autre, tout mon travail était lié aux relations du Bélarus avec le monde extérieur. Dans l’administration présidentielle, c’était les pays d’Amérique latine, d’Afrique, un peu l’Europe, surtout la Pologne, car j’avais travaillé longtemps avec ce pays. Dans l’administration de gestion des affaires [du président], il s’agissait également des relations économiques internationales.

Avez-vous déjà rencontré personnellement Alexandre Loukachenko ?

Nous nous sommes croisés lors de plusieurs événements concernant la ligne sportive à adopter, ou sur les atouts du sport mais il n’y a pas eu de réel échange. Par conséquent, il m’est difficile de dire personnellement quelque chose sur le chef de l’État. Sauf que c’est une très bon orateur et qu’il a une personnalité charismatique, il sait manier l’audience. J’ai d’une manière ou d’un autre côtoyer la plupart des ministres et des chefs de l’administration présidentielle.

Et vous avez été fidèle au gouvernement actuel jusqu’au bout ?

Je peux dire que oui car je n’ai pas quitté la fonction publique pour me rallier à l’opposition. Pour moi, l’efficacité et la capacité de travail dans le secteur où je me trouvais ont toujours été importantes. Il y a des objectifs, il existe des mécanismes adéquats pour les atteindre.

Je vais dire une chose cynique, mais, à mon avis, la victoire [de Loukachenko] aux élections était tout à fait possible. C’est juste que tout a été fait d’une manière extrêmement peu professionnelle. Avant, dans la confrontation entre les autorités et l’opposition, le peuple était du côté des autorités. Mais pour la première fois, le peuple s’est retrouvé seul, entre deux fronts. Si vous avez suivi nos élections, l’opposition traditionnelle a été écartée. De mon point de vue, tout cela et ce qui s’est passé par la suite aurait pu être évité. Si il y a six mois, quelqu’un m’avait dit que de tels événements se produiraient dans le pays, j’aurais pensé qu’il était fou. Un certain nombre d’erreurs fatales [de la part des autorités] ont été commises au cours des six derniers mois, ce qui a conduit à ces manifestations dans les rues de notre ville. 

Ce à quoi nous en sommes arrivés en août 2020, est terrible. À la suite d’actions non professionnelles de la part des autorités, ce dont le Belarus actuel n’a plus souvenir, des événements terribles ont eu lieu. On peut déjà juste faire quelques parallèles avec les événements de la Deuxième Guerre Mondiale. Je ne peux absolument pas accepter un tel résultat. Si cela veut dire être en opposition, alors je suis en opposition. Mais j’aime plus la dénomination « avec le peuple. »

Pouvons-nous dire que vous êtes et resterez un défenseur des idées du gouvernement actuel, qui ont été soutenues jusqu’aux dernières élections ?

Ce n’est pas la bonne formulation. J’ai toujours été un partisan du développement efficace de notre pays, mais ce à quoi nous en sommes arrivés, cela n’y correspond pas, à aucun point de vue.

Tout ce qui s’est passé avant, cela vous a-t’il semblé efficace ?

J’ai été un participant et un témoin d’un travail sur la politique étrangère dans le bon sens : disponibilité au dialogue entre les différents partis, négociations, une politique étrangère multi-vectorielle, l’ouverture du pays. J’ai accueilli le projet des Jeux Européens avec beaucoup d’enthousiasme. Un certain pourcentage d’étrangeté dans l’administration publique pouvait être accepté, car nous avançions vers quelque chose : 2015 était meilleur que 2010, 2018 était meilleur que 2015, 2019 meilleur juste d’un point. L’image du Bélarus sur la scène internationale était généralement enchanteur. Des Jeux Européens organisés pour la première fois dans toute l’Europe ! Le monde entier a regardé le Bélarus. C’etait positif. Des délégations sportives officielles, des supporters sont venues, dont beaucoup pour la première fois à Minsk. Un triomphe de la diplomatie sportive.

Mais si les derniers événements croient participer à cette course vers l’avant, alors je suis catégoriquement en désaccord avec ce courant et je ne veux en aucune façon y participer. Je ne comprends pas comment il est possible qu’au XXIe siècle, dans un pays  assurément européen, d’aller jusqu’à tuer des citoyens non armés, de tabasser et de torturer sans même s’en excuser ensuite. Pour moi, cela dépasse les limites.

La société a subi un grave traumatisme psychologique. On peut multiplier les sept mille détenus par le nombre des membres de leur famille qui sont passés par le commissariat de police et d’autres établissements pénitentiaires en trois jours. 450 autres personnes ont été blessées et leurs proches qui ont été touchés d’une manière ou d’une autre par cette tragédie. Pour eux, le Belarus pacifique ne sera plus jamais le même.

On peut faire peur à 10 à 15 personnes. Alors, d’eux, tu ne peux plus en tirer aucune masse critique. Mais si l’ampleur de la violence a dépassé les limites autorisées, il n’y a pas de retour en arrière possible. Une approche sérieuse de la réconciliation nationale est nécessaire. Il est impossible de gérer calmement une telle masse de citoyens mécontents sans au moins s’excuser auprès d’eux. Mais, ils ne s’excusent même pas auprès d’eux… Une personne apporte une déclaration de plainte sur le fait qu’elle a été battue, mais à la place, on lui remet une notification concernant l’ouverture d’une procédure pénale contre elle ! Pour moi, en tant que juriste, c’est une défaillance de l’État. Ce n’est même pas la vie en termes de concepts – c’est de l’anarchie.

L’État a le monopole de la violence, c’est un classique de toute théorie politique. Mais toute violence doit se situer dans certaines limites, qui sont établies, y compris au Bélarus : la torture est inacceptable, l’utilisation d’équipements spéciaux est réglementée. Mais quand tout cela n’est manifestement pas observé, c’est déjà une autre réalité, à laquelle je ne veux pas participer. Si c’est le résultat de notre développement, alors cela signifie que nous nous avons pris la mauvaise direction. 

J’ai attiré l’attention dans ma dernière déclaration à notre ministre des Affaires étrangères en lui demandant de donner au Bélarus une chance de se changer de l’intérieur. Nous avons eu de telles chances à plusieurs reprises, mais nous ne les avons pas saisies. Nous devons admettre courageusement que le système actuel n’est pas capable de changer. Je ne peux l’expliquer que par le manque de professionnels. Ces dernières années, nous sommes arrivés à une génération de représentants du gouvernement qui ne peuvent que dire « Oui ! » et qui claquent des talons [référence à l’armée : acquiescer en tapant ses talons  – NdT]. Le système ne fonctionne pas comme ça. Si une gestion classique, normale n’est pas réclamé dans le pays, il ne faut pas s’étonner de ces résultats.

À quel moment avez-vous ressenti des dégradations dans la qualité de la gestion du pays ?

Entre 2010 et 2015, on avait encore le sentiment que parmi les dirigeants du pays, il y avait des gens qui n’étaient pas indifférents, ils voulaient du développement, ils avaient de la créativité. Il y a même eu une vague de personnes qui sont revenues à la fonction publique de l’étranger pour réaliser quelque chose et faire avancer le pays dans le développement. L’épanouissement du secteur informatique bélarussien a commencé. J’ai vu autour de moi des collègues avec une formation moderne venue d’Europe.

De retour dans la fonction publique [en 2020], j’ai vu qu’il y avait eu une transformation vers le pire. Pavel Yakoubovich, [ancien] rédacteur en chef du journal Sovetskaya Belarus, en a bien parlé. Il a publié un article entier sur la sélection négative active dans la nomenclature bélarussienne au cours des dernières années, et qui a entraîné une crise de l’administration publique.

On peut bien sûr penser ce qu’on veut de lui mais Yakoubovich a toujours été considéré comme le gardien de l’idéologie d’État bélarussienne. On ne peut nier que c’est un homme sage qui observe le système depuis l’époque soviétique. Si un tel mastodonte politique dit que la crise a été déclenchée par la politique menée par le personnel du gouvernement au cours des trois à quatre dernières années, alors au moins c’est une opinion qui mérite d’être écoutée. Personnellement, je partage cette thèse.

Ai-je bien compris que cette politique a commencé avec la nomination de Natalya Kochanova à la tête de l’administration présidentielle ?

Encore une fois, c’est ce que Yakoubovich a également observé : avec son arrivée, quelque chose a mal tourné parmis le personnel du gouvernement.

Pourquoi le président, qui a toujours prêté activement attention à toutes les sphères de la vie étatique, a soudainement perdu son emprise et confié la gestion à des personnes inefficaces ?

Il m’est difficile de donner mon opinion sur cette question. Beaucoup expliquent cela par le fait que le chef de l’Etat était entouré de personnes qui l’ont placé dans un « bain chaud » [c’est à dire ici  mis en confiance, détendu – NdT].

D’anciens fonctionnaires citent parmis ces personnes, notamment l’attachée de presse du président, Natalia Eismont, des femmes du service du protocole et Natalia Kochanova. Cela vous semble t-il proche de la vérité ?

Vous savez, si j’étais le seul à en parler, on aurait pu en rire, car je suis loin d’être un ancien et je ne suis pas une autorité au sein du système. Mais j’ai eu écho de ce phénomène d’au moins dix sources différentes et je l’ai moi-même entendu à plusieurs reprises, alors cette explication me semble logique. Cela a provoqué les actions du peuple. Il ne s’agit pas d’une confrontation entre les autorités et l’opposition ‒ le troisième acteur politique le plus important est entré en scène. Tout le monde a été touché par le covid et la récession économique d’avril provoquée par celui-ci, la réaction des autorités qui s’est terminé en excuses, a été : « On n’a pas ça ! », « Tout va bien ! » Les gens ont été blessés. Pourquoi les autorités  se sont-elles comportées de cette manière ? Je n’ai pas d’autre explication logique que celle ci-dessus.

Maintenant, pendant la crise politique, quelles sont les dispositions qui prévalent parmi les fonctionnaires  loyauté envers le dirigeant ou sympathie pour les manifestants ?

Il y a toujours plusieurs catégories de personnes dans la fonction publique. Premièrement, ceux qui y travaillent depuis longtemps et ne se voient tout simplement pas en dehors de ce paradigme. Si vous travaillez dans une institution pendant 10 à 15 ans ou si vous évoluez verticalement dans une structure, cela réduit considérablement votre réflexion. Beaucoup d’entre eux ne veulent rien apprendre de nouveau, même dans leur domaine.

Il y a une catégorie de personnes qui ont été personnellement impliquées dans des actions illégales : ce sont des policiers anti-émeute qui ont battu les gens, des enseignants qui ont falsifié les résultats dans les commissions électorales… Ils sont acculés parce qu’ils se considèrent en quelque sorte responsables de ce qui s’est passé.

Il y a des gens auxquels j’appartiens et qui veulent que l’État soit compétent. Ces personnes partent parce que leur opinion signifie [pour les autorités] qu’elles sont en quelque sorte peu fiables, avec une psyché instable, ou ne comprennent pas « toute l’importance du moment historique » : « Nous sommes entourés d’ennemis, nous sommes en première ligne et devons rallier nos rangs ». Je suis heureux qu’une telle catégorie de personnes existe et qu’ils se montrent.

Laquelle des dernières démarches publiques vous a marqué dans ce sens ?

Tout comme Pavel Latushko, un dirigeant important d’ONT [chaîne de télévision bélarussienne ‒ Ndt], Dmitri Semchenko, a démissionné. Bien que formellement, il ne faisait pas partie de l’administration présidentielle, il était très proche de la direction du service de presse. Il était l’une des figures centrales du consortium présidentiel et son leader informel. Le même jour, Artem Proskalovich, chef adjoint du département juridique principal de l’administration présidentielle, a démissionné. Je ne le connaissait pas personnellement, mais il a travaillé dans l’administration pendant plus d’un an et il jouissait d’un grand prestige en tant que spécialiste de la jurisprudence de haut niveau. Il  est parti, pour les mêmes raisons que les autres. 

Pour ce qui est des sportifs, c’est différent. Il y a eu une lettre ouverte avec des demandes aux autorités. A ce jour, elle a été signée par plus de 400 personnes, y compris les meilleurs sportifs, et cela ne peut être ignoré des autorités. Notre marathonienne Olga Mazurenok, la gymnaste multiple championne du monde et lauréate de nombreux prix Melitina Stanyuta, le lutteur de sambo Stepan Popov, la médaillée Olympique Nadezhda Ostapchuk, des basketteurs de l’équipe nationale, la nageuse médaillée Olympique Alexandra Herasimenia, font partis des signataires de la lettre. Les athlètes sont influents sur l’opinion, ce qu’on bien compris le noyau de l’électorat de Loukachenko. Tout le monde les admire. Les athlètes sont ceux qui sont capables d’influencer moralement les gens qui doutent.

On licencie les membres de la classe supérieure de l’appareil de l’État ainsi que des forces de l’ordre. Il y en a qui l’affiche, d’autre le font en secret, mais le processus continue. Les personnes les plus adéquates partent. Moins il restera de personnes adéquates, pire sera l’administration du président. Le système se réduit comme une peau de chagrin. Notre ministre des Affaires étrangères a déclaré que puisque les dissidents partent, nous ne ferons que resserrer les rangs, les consolider et devenir encore plus unis. Mais si nous tombons dans une crise avec un tel appareil d’État qui se détériore, l’effondrement viendra certainement encore plus vite. Il y a des employés intelligents et il y a des dévoués. Ces deux catégories ne coïncident pas toujours. Les intelligents sont plus difficiles à gérer, mais plus il y a de dévoués, plus le système risque de s’effondrer à cause de son incompétence.

Si les autorités continuent de refuser le dialogue, la scission notoire des élites ou une scission dans l’entourage de Loukachenko est-elle possible ?

Je ne crois pas qu’il y aura une scission au niveau des figures emblématiques dans l’entourage du président. À mon avis, ils ne se sentiront jamais acculés, ils ne sont prêts à avancer que dans une seule direction.

Y a-t-il, dans l’entourage du président, des négociateurs ? Nombreux sont ceux qui, y compris parmi l’opposition, ont parlé de l’ancien Premier Ministre, Sergei Rumas.

Vous savez, récemment, mais pas directement, le chef de l’Etat, a demandé que ceux qu’il a qualifié de « tremblants », soit envoyé au repos, faire du buisness. Mais cette demande était destinée à Sergei Nikolaevich Rumas. Il reste respecté de tous pour sa gestion positive à la tête du secteur bancaire, ainsi qu’un style de communication et de leadership respectueux.

Reste-il donc une figure de négociateur au sein du gouvernement ou pour lui toute tentative de devenir un sujet politique sera suivie de graves conséquences ?

Dans notre histoire, franchir une telle ligne rouge équivaut dans une certaine mesure au suicide. Encore une fois, récemment, les mots concernant la ligne rouge ont été prononcés à propos du ministre Pavel Latushko. A la télévision, le président a parlé de ce ministre en employant cette expression de franchir la ligne, et qu’auparavant, il se tenait déjà presque à genoux.

Les gens qui font maintenant partie du conseil de coordination de l’opposition peuvent, bien sûr, bénéficier d’un  soutien dans la société, mais personne les écoutera de l’autre côté, car ils sont étrangers à la nomenklatura. Par conséquent, il devrait y avoir une personnalité  émergente des anciens de la nomenklatura, et qui ne provoqueraient pas de rejet de leur part. Mais peuvent-ils vraiment se montrer – car ce qui les attend, c’est fuir à l’étranger ou être poursuivie en justice.

La cruauté des forces de l’ordre a-t-elle été une découverte pour vous ? Avez-vous une explication à cela ?

Oui. Cela ne s’est jamais produit au Belarus ‒ peu importe ce que les forces de sécurité bélarussiennes répondent à l’opposition, mais cela ne s’est pas produit ici depuis les années 1940. Il est clair que cela n’a pas été très tendre pour ceux qui ont été interpellés auparavant, mais croyez-moi, cela ne s’était jamais produit. Oui, ils ont arreté les gens, mais ils n’avaient jamais battu personne, personne n’avait subi de moqueries après son arrestation, aucune torture n’avait été utilisée, à part peut être maximum la pression psychologique. Je n’ai aucune explication à cette cruauté mis à part cette dévotion ostentatoire. Elle est juste causé par une cruauté affichée. Dans notre pays, il existe une condamnation grave pour des faits de torture, allant même jusqu’à la peine de mort. Ces gens croient vraiment que maintenant ils ne pourront plus battre en retraite. 

Il y a déjà une démarcation sociale : les familles et les voisins qui vivaient ensemble commencent maintenant à se regarder avec prudence, s’il y a parmi eux des représentants des structures de pouvoir, ils commencent à les regarder de travers. Ceci, bien sûr, pèse sur les gens. Les élèves ne font plus confiance à leurs enseignants, car ils savent que les 10 + 10 de l’enseignante font 110. La protestation s’exprime dans le fait que les parents ne veulent tout simplement pas dépenser de l’argent pour les réparations de l’école [au Belarus, cette dépense est au frais des parents d’élèves ‒ NdT].

Les médecins apportent leur aide aux personnes battues par la police à Minsk. 14 août 2020.
Source: Tatiana Zenkovich, EPA / Scanpix / LETA

D’un autre côté, je comprends parfaitement les forces de sécurité et les responsables qui ont participé à tout cela. Ils semblent n’avoir aucun retour en arrière. Mais de nombreux pays sont passés par là. Si nous regardons même ces mécanismes, appelons les par le mot fort de « lustration », nous verrons que le pourcentage de personnes soumises à leurs responsabilités est négligeable et tend vers zéro. Pour la plupart des coupables, il suffit de dire « désolé », il suffit de rétrograder et de forcer à engager une responsabilité disciplinaire. C’est ainsi que les événements doivent se passer.

Il est très important ici de ne pas tomber dans le paradigme d’une sorte de vengeance. La société bélarussienne est vraiment compacte et nous continuons tous à vivre ensemble. Ceci est impossible sans réconciliation.

Pour être honnête, il ne semble pas que la société bélarussienne réclame vengeance ou mette la police anti-émeute à genoux, comme en Ukraine…

Absolument. Nous sommes constamment comparés au Maïdan ukrainien, aux événements des Républiques Caucasiennes, où il y a eu beaucoup de cruauté des deux côtés. Le Bélarus est un pays différent.

Certains disent que Loukachenko a surmonté le pic des protestations et sera en mesure de continuer à détenir le pouvoir à coup de « baïonnettes ». Est-ce réaliste ?

Vous ne pourrez pas trouver assez de baïonnettes pour l’ensemble du Belarus. Les rassemblements et les actions ont lieu non seulement à Minsk, mais également dans des endroits où ils ne sont jamais allés. Il est impossible de gouverner le pays dans une telle situation. Une telle protestation ne peut être supprimée que si elle s’estompe d’elle-même. Il y a plusieurs scénarios de base à mon avis. Le plus simple est la transformation du système lui-même et le dialogue avec la société. La deuxième option est une tentative de continuer à s’asseoir « sur des baïonnettes » en prévision de l’imminente crise économique profonde. Et s’il existait auparavant des options d’emprunt alternatif, après août 2020, il n’y aura plus qu’un espoir d’une aide russe. Mais ce ne sera qu’un analgésique temporaire, les raisons de l’insatisfaction ne disparaîtront nulle part. Le Bélarus est un pays sur des marécages et éteindre un feu dans un marécage est la chose la plus difficile. N’importe quel pompier vous le dira.

Le gouvernement du Bélarus dépendra-t-il encore davantage de la Russie ? Quelle est la probabilité du scénario de « l’intégration profonde » dont rêvent les responsables russes ? Et à quoi cela peut-il conduire ?

Si nous mettons de côté les émotions et regardons la situation à distance, l’influence de la Russie sur la situation en Bélarus est décisive. Si la Russie, non pas en paroles, mais en actes, avait adopté une position de neutralité et de non-soutien au gouvernement, la révolution bélarussienne aurait gagné il y a une semaine. Au lieu de cela, nous voyons que les journalistes russes ont remplacé leurs collègues bélarussiens qui ont démissionné pour des raisons morales et éthiques. On nous parle d’une certaine réserve de la Garde nationale en cas d’ingérence dans le conflit interne bélarussienne. Mais ce n’est pas un Maidan, il n’y a pas de lignes directrices, ce n’est pas une protestation pro-européenne ou anti-russe, c’est une protestation du peuple. Au Bélarus, pas un seul homme politique ne préconisera de creuser un fossé et d’y mettre des crocodiles juste à la frontière avec la Russie, peut être bien sûr à l’exception des marginaux les plus extrêmes qui sont partout. Il est clair que la Russie est l’un de nos principaux voisins et partenaires dans l’économie et la politique. Il est nécessaire de construire des relations commerciales normales et compréhensibles dans lesquelles tous les contrats sont exécutés. Bien entendu, la Russie se soucie exclusivement de ses propres intérêts dans le gouvernement actuel, et non des  intérêts du peuple bélarussien.

Que se passera t-il si les dirigeants russes font pression sur le régime affaibli et exigent une « intégration plus profonde » ?

Ici, à mon avis, il y a deux scénarios possible pour la Russie. La première, consiste à signer des documents avec les dirigeants actuels du Bélarus. Ensuite, il faudra faire face au mécontentement des Bélarussiens. Personne ne perçoit une intégration plus profonde que la vente de la souveraineté, mais les Bélarussiens veulent vivre dans leur propre pays. La deuxième scénario, consiste à lancer une transformation contrôlée par des Russes. Soutien à la réforme constitutionnelle et aux élections anticipées tout en s’insérant dans ce scénario. Pendant ce temps, la Russie aura l’opportunité de créer ce que la Bélarus n’a pas, des politiciens pro-russes. Nous n’avions pas de tels politiciens, comme au Kremlin, en raison du monopole de Loukachenko sur le dialogue avec la Russie. C’est une option plus douce, compréhensible pour la Russie, mais dans quelle mesure sera t’elle  acceptée par les Bélarussiens ? Là est la question. Et combien de temps ce plan prendra-t-il ?…

Loukachenko a accusé l’équipe de Viktor Babariko d’avoir des contacts avec la Russie.

Loukachenko peut accuser n’importe qui, mais de facto c’est lui qui a le monopole de tels contacts. J’ai même entendu dire que Sergei Rumas avait été démis de ses fonctions, car il est perçu, au Kremlin, comme un financier adéquat, un économiste et une personne agréable à qui parler.

C’est dans cet esprit que je comprends la déclaration de Lavrov selon laquelle Moscou n’a personne avec qui parler à part Loukachenko. Par conséquent, le gouvernement actuel ne veut pas l’apparition d’une figures de négociation au sein du conseil de coordination de l’opposition et fait tout pour que le dialogue paraisse le plus incompréhensible possible, le plus anti-russe possible.

La préoccupation excessive de la Russie face à l’émergence de politiciens pro-russes est une autre question et elle n’a pas conduit à de bons résultats. Tout s’est avéré exactement le contraire. Le politicien pro-russe est perçu comme un traître à la patrie. Pourtant, en Géorgie, paradoxalement, le gouvernement le plus pro-russe est celui qui existe actuellement. La Russie bénéficie d’un leadership pragmatique raisonnable d’un pays voisin, ce qui permettra d’investir de manière rentable dans ses entreprises, et de ne pas s’engager plus tard dans des saisies de raiders. Cette option serait la plus avantageuse pour la Russie ‒ reconnaître le droit du peuple bélarussien à déterminer son propre destin. Toutes les tentatives de soutien au gouvernement actuel commencent à susciter le mécontentement à l’égard de la Russie. Personne lors des manifestations n’a brûlé des drapeaux russes ou couru avec les drapeaux de l’UE et des États-Unis, mais avec sa politique quelque peu maladroite et irrespectueuse envers le peuple bélarussien, la Russie court le risque de provoquer une augmentation du mécontentement. C’est une chose, quand les autorités ne respectent pas leur peuple, c’en est une autre, quand des gens qui prétendent se dire frères, au lieu de condamner la violence, sont prêts à envoyer plus de policiers anti-émeute.

Dans quelle mesure, à votre avis, le programme du conseil de coordination de l’opposition est-il intelligible dans une telle situation ? Quelles sont ses faiblesses en dehors du manque des politiciens avec qui Moscou peut négocier ? Les manifestations pacifiques ont-elles encore une chance de gagner ?

D’une part, le conseil de coordination a des exigences assez simples et compréhensibles : la libération des prisonniers politiques, la punition des coupables de violence et la tenue de nouvelles élections avec un système de dépouillement transparent. En revanche, on peut dire que ces exigences sont assez utopiques, car elles n’impliquent aucun programme économique et politique cohérent. Les réformes correspondantes devront commencer immédiatement après la mise en œuvre de ces exigences. Mais dans le développement de tels programmes réside le dialogue des forces politiques, auquel le conseil de coordination appelle désormais. On peut soutenir qu’aucune des deux parties ne comprend désormais pleinement ce qui se passe dans l’économie du pays. Par conséquent, un compromis raisonnable est nécessaire.


Interview by Maksim Solopov