Conversation sans tabou avec son conseiller, Franak Viatchorka
11 décembre 2020 | Maryia Mialekhina, KYKY
Tikhanovskaïa se présentera-t-elle aux nouvelles élections ? Qu’en est-il de sa relation avec la Russie et pourquoi la correspondance avec l’administration de Loukachenko est-elle devenue si « impolie » ? Qui finance le séjour de Tikhanovskaïa en Lituanie ? Aujourd’hui Franak Viatchorka, le conseiller politique international de Svetlana Tikhanovskaïa, réponds aux questions au nom de toute son équipe pour le média KYKY.
« Où sont tous les autres ? Pourquoi n’êtes-vous pas au travail ? »
KYKY : Vous étiez l’une des figures clés du quartier général d’Alexandre Milinkévitch en 2006, vous n’aviez que 18 ans à l’époque. Et aujourd’hui, vous avez 32 ans et vous êtes conseiller de Svetlana Tikhanovskaïa. Votre père était le chef du Front populaire bélarussien. Il s’avère qu’au cours de toute votre vie d’adulte, vous avez essayé de changer la situation dans le pays. Quand avez-vous réalisé que sous cette démocratie au Bélarus, tout va mal ?
Franak Viatchorka (FV) : Mes parents ont lutté contre le régime soviétique dans le passé : mon père était à l’origine du mouvement anti-soviétique clandestin dans les années 80. Par conséquent, dès mon plus jeune âge, ma vie a été consacrée à la lutte – je n’ai pas eu d’autre choix. La première fois, j’ai été arrêté à l’âge de 13 ans, pour avoir écrit le mot « choisis » sur le mur. C’était juste à l’époque des élections de 2001. Ensuite, j’ai été arrêté pour des tracts, et mes premières détentions ont commencé vers l’âge de 18 ans. J’ai été incarcéré à de nombreuses reprises. Puis il y a eu l’expulsion de l’université, des interrogatoires, des passages à tabac. J’ai eu la « chance » de traverser beaucoup de choses, mais il n’y a jamais eu une telle vague de violence et de terreur qu’en 2020. Oui, de ma vie, je n’ai jamais vu d’autre président que Alexandre Loukachenko, mais je pense que nous sommes proches du jour où tout va changer.
Franak Viatchorka est diplômé de l’université de Varsovie en Pologne et de l’« American University » de Washington. Il a fait ses études à l’Université d’État du Bélarus, y a été expulsé et a dû faire son service militaire obligatoire. De par sa formation, il est spécialiste en communication internationale. Il est un des fondateurs d’« Art Siadziba », du projet « RPB-100 » ( célébration du 100ème anniversaire de la République populaire bélarussienne – NDT ) et de la campagne « Hodna ». Il a vécu à Minsk jusqu’à récemment. Il a travaillé comme rédacteur à « Radio Svaboda », comme stratège à l’Agence américaine pour les médias mondiaux ( USAGM ). Il a été président de Digital Communication Network et expert invité de l’Atlantic Council.
KYKY : Comment êtes-vous devenu conseiller de Svetlana Tikhanovskaïa ? Dans quelles circonstances ? Quelles sont vos responsabilités ?
FV : Après les élections, lorsque la première vague de violence a éclaté, je suis parti à Kiev. Et à ce moment-là, j’ai contacté le quartier général de Tikhanovskaïa et lui ai offert mes services : je pouvais leur être utile en politique internationale. Ils m’ont répondu, venez en Lituanie – nous verrons. Sans aucun détail. Et j’y suis allé. J’ai constitué une équipe forte et nous avons commencé à élaborer un programme international. L’équipe comprend actuellement d’anciens journalistes, analystes, diplomates. En fait, nous travaillons aujourd’hui comme un ministère des Affaires étrangères à part entière. Nous avons établi des contacts avec 21 pays. Mais maintenant, je délègue de plus en plus mes pouvoirs pour passer de plus en plus de temps avec Svetlana lors de certaines réunions, entretiens, négociations. Je ne cesse d’admirer cette femme. Sa force, son caractère.
KYKY : Admettez-le, vous êtes un peu amoureux d’elle ?
FV : Non. Je suis tout simplement ravi, comme beaucoup de Bélarussiens qui ont cru en elle. L’équipe emploie aujourd’hui des personnes idéologiquement hétéroclites : à la fois plutôt de gauche et plutôt de droite. Mais tous se sont unis sous les bannières de Tikhanovskaïa, comme l’a fait, il y a peu, le quartier général trinitaire [ référence à l’union de trois QG des figures de la campagne électorale présidentielle du Bélarus en 2020 – Tikhanovskaïa, Tsepkalo, Babaryka – NDT ]. Nous avons la chance d’avoir un leader.
KYKY : Comment commence et se passe la journée de Svetlana Tikhanovskaïa ?
FV : Elle est très exigeante. Elle vient au bureau pratiquement la première et écrit immédiatement dans le tchat : « Où sont les autres ? Pourquoi n’êtes-vous pas au travail ? » (des rires). Vers 9 heures – un café avec le QG et la discussion sur l’actualité de la veille : combien ont été arrêtés, qui a besoin d’être soutenu. Et après cela, les rendez-vous et les appels commencent. L’agenda est intense : 15-30 minutes pour chaque rendez-vous. Elle a jusqu’à 15 événements planifiés par jour. Et elle garde même le contact avec ses proches, chez elle. Je ne sais pas d’où elle puise sa force et son énergie avec un rythme aussi effréné. Elle répond simplement : « Je veux rentrer dans mon pays le plus vite possible. »
KYKY : Vous l’accompagnez partout. Pensez-vous que Svetlana ait une place d’égale à égale avec les autres, qu’elle n’abdique pas devant des politiciens aussi grands que Merkel, Macron ? Comment se déroule la préparation des rendez-vous ?
FV : Elle a juste un monde intérieur différemment organisé. Pour elle, que ce soit Macron, Merkel, Nina Bahinskaïa [ symbole de la contestation bélarussienne, âgée de 73 ans – NDT ] ou un enseignant ordinaire, un ouvrier, ce sont des personnes. Svetlana n’est pas « intéressée » par le statut, les titres. Elle n’a qu’un seul désir : aider, sauver. Et c’est sans prétention. Lors du rendez-vous avec Macron, elle se tenait simplement et avec confiance. C’est plutôt Macron qui s’inquiétait. Ou le rendez-vous avec le Premier ministre de la Slovaquie. Au début, il y avait une certaine tension et une certaine excitation, puis le Premier ministre lui a dit : « Mon anglais n’est pas très bon, alors je vais parler slovaque avec vous. » Et Svetlana a commencé à lui répondre en bélarussien. Ils ont parlé comme ça, puis ils sont passés à l’anglais, mais c’était sympa. Ou il y a eu un moment où, tout en parlant avec un politicien bien connu, elle a dit : « Allons-y sans diplomatie. Dites-moi clairement. » Et dans ce « dites-moi clairement » – c’était Svetlana tout craché. C’est sa force. Elle sait parler simplement et sur un pied d’égalité avec les gens, quel que soit leur statut. C’est une politicienne qui se comporte comme une personne ordinaire. Et c’est ce qui la distingue des autres.
KYKY : Mais des rendez-vous à un niveau pareil supposent le respect du protocole officiel. Cela arrive que quelqu’un ait oublié quelque chose, soit allé au mauvais endroit ou quelque chose comme ça ? Une gêne ?
FV : Le protocole est une chose délicate. Par exemple, lorsque nous nous sommes rendus en Allemagne, il était impossible de prendre d’autres rendez-vous avant que Svetlana ne rencontre Merkel. Ceci est requis par le protocole. De plus, il est important de se dire bonjour correctement, de s’asseoir au bon endroit. Par conséquent, s’il y a un rendez-vous au sommet, par exemple avec le président ou le chancelier, une mini-formation est organisée pour chaque invité. Et il n’y a jamais eu un seul rendez-vous où Svetlana n’ait pas eu l’air solide et où elle aurait commis quelques erreurs. La seule chose est qu’elle s’inquiète souvent d’être en retard, et aussi des conditions des gardes – il faut que tout le monde soit nourri, que personne ne soit oublié.
KYKY : Que peut-on dire, c’est une mère ! Comment Svetlana est-elle généralement accueillie en Occident ?
FV : Elle a été chaleureusement accueillie, même par les partis concurrents au parlement allemand et suédois. Mais à l’ouest, le Bélarus est davantage perçu comme un combat pour une idée que comme un pays. Tout le monde aujourd’hui veut être un peu Bélarussiens. C’est-à-dire des gens prêts à prendre des risques pour leur propre dignité et l’avenir de leur pays. Il n’y a pas de dictature en Europe. Et quand Svetlana parle des tués, de la torture, cela provoque un choc. Et cela donne un aperçu des valeurs de la démocratie et la facilité avec laquelle on peut les perdre. Les événements au Bélarus sont une bonne leçon pour le monde entier.
KYKY : Gardes, cortèges, impossibilité de se déplacer de manière autonome – Svetlana le prend-elle comme allant de soi ou cela la dérange-t-elle ?
FV : Les gardes vivent avec elle dans la même maison et sous le même toit. Et Svetlana ne peut pas sortir seule au magasin, ou se promener avec les enfants, mais elle l’accepte avec une certaine résignation. Même s’il est clair qu’elle n’aime pas ça.
KYKY : Vraiment ? Va-t-elle elle-même au magasin et au marché ?
FV : Oui, elle fait ses courses elle-même. Elle va se promener avec les enfants. Bien sûr, la sécurité 24h sur 24 et 7 jours sur 7, vous prive de votre vie privée. Et dans la rue, elle est constamment reconnue, on lui demande une photo ou un autographe. Elle n’a pas la possibilité d’être seule – elle est toujours sous surveillance.
« Même Loukachenko est incapable de donner une légitimité à Vaskrasenski »
KYKY : La Tikhanovskaïa du printemps 2020 et celle de maintenant, ce sont deux personnes différentes ? Qu’est-ce qui a changé du tout au tout en elle ?
FV : Elle est devenue une vraie politicienne. En six mois, elle s’est régénérée à 100 %, a appris la rhétorique et la diplomatie. Elle ne pourra probablement plus redevenir la personne qu’elle était avant.
KYKY : Pensez-vous qu’elle voudra poursuivre sa carrière politique ?
FV : Je suis sûr qu’elle le voudra. Peut-être que maintenant elle ne s’en rend tout simplement pas compte. Mais on attend trop d’elle. La politique n’est pas un passe-temps. Quand on vous accorde confiance, vous devez terminer ce que vous avez commencé. Et Svetlana a un sens aigu de la justice et une haute responsabilité. Et elle ne dit jamais ce qu’elle n’est pas capable de faire.
KYKY : Tikhanovskaïa participera-t-elle à de nouvelles élections en tant que candidate ?
FV : Peut-être, même si l’idée même de participer aux élections lui fait peur. Mais même si elle ne devient pas candidate, je pense que Svetlana continuera de participer activement à la vie politique du pays pendant de nombreuses années. Elle restera à jamais un des symboles du Bélarus.
KYKY : N’avez-vous pas peur que dès que le moment viendra où, en appellation conventionnelle, « le vieux s’envolera dans son hélicoptère » [ allusion au départ de Loukachenko qui a fait une fois une apparition en public en hélicoptère – NDT ], la division des bureaux commencera immédiatement et Tikhanovskaïa sera simplement emportée hors du processus ?
FV : Personne ne peut donner de garanties, mais Tikhanovskaïa restera toujours la figure principale jusqu’à l’annonce des résultats des nouvelles élections. Aujourd’hui, elle est la seule présidente légitime du Bélarus. Des millions de Bélarussiens ont voté pour elle. Et personne ne pourra l’exclure de ce processus. Sans Tikhanovskaïa, il n’y aura pas de négociations avec les soi-disant autorités. Vaskrasenski peut organiser au moins un million de tables rondes, mais tant qu’il n’y a pas les membres clés du Conseil de coordination, dirigé par Tikhanovskaïa, il s’agira d’une simulation. Personne ne reconnaît de telles négociations comme légitimes. Et même Loukachenko n’est pas capable de donner à Vaskrasenski cette légitimité aujourd’hui.
KYKY : Vital Krywko, Ioury Vaskrasenski… Que pensez-vous d’eux ? Les considérez-vous comme des traîtres ?
FV : Je ne sais pas quels sont les motifs de ces gens. Sont-ils des traîtres ? Ou ont-ils été brisés par la prison ? Ou sont-ils en mission ? Nous découvrirons leur motivation plus tard.
Mais, probablement, tous ceux qui acceptent de jouer avec le régime lorsque des gens sont battus, torturés et détenus en prison sont des traîtres. Comment les appellerait-on autrement ? Et il n’y a pas de pardon ou d’explication pour leurs actions. J’admire Viktar et Edouard Babaryka, Maria Kalesnikava et tous ceux qui ont refusé de jouer à ces jeux.
KYKY : Si tous les prisonniers politiques sont libérés, y compris Siarheï Tikhanovski, comment la situation pourrait-elle évoluer davantage ? Siarheï peut s’avérer être devenu une personne complètement différente : une image et une rhétorique différentes de celles de sa femme.
FV : Bien sûr, beaucoup dépend de Siarheï, mais je pense qu’il n’aura d’autre choix que de soutenir sa femme et de rejoindre l’équipe de Tikhanovskaïa. Elle est désormais la dirigeante et la représentante légitime du peuple bélarussien. Et même les figures phares avec lesquelles la révolution au Bélarus a commencé seront contraintes de soutenir la campagne de Tikhanovskaïa jusqu’aux nouvelles élections.
KYKY : Le bruit court sur de possibles intrigues politiques autour de Tikhanovskaïa actuellement. On dit qu’elle serait dirigée par des conseillers et des consultants étrangers. Et qu’ils l’utiliseraient comme monnaie d’échange. Que pensez-vous de tout cela ?
FV : Il est impossible de diriger cette femme. Il suffit de voir comment elle répartit les tâches, édite impitoyablement les textes. Elle peut même vous engueuler. Oui, beaucoup de gens ne comprennent pas ce qui lui est arrivé. Une femme, venue de nulle part, et qui en six mois accède à tous les sommets mondiaux ainsi que dans les classements des personnes les plus influentes du monde. Cela surprend beaucoup et fait naître des théories du complot. Et son exemple confirme une fois de plus qu’un politicien, ce n’est pas seulement un programme et des connaissances, il faut correspondre aux attentes des gens. Si auparavant, il semblait à nombre de personnes que les Bélarussiens avaient besoin d’une personnalité forte et de Loukachenko, aujourd’hui, les gens voient bien la réalité. Le Bélarus a besoin d’une auto-organisation, d’une autonomie gouvernementale, d’un président avec uniquement des pouvoirs représentatifs et d’un parlement diversifié.
KYKY : Autrement dit, vous êtes pour une république parlementaire et non présidentielle ?
FV : Certainement. Le Bélarus devrait devenir une république parlementaire. Et il devrait y avoir une division claire des parties du gouvernement.
KYKY : Vous avez dit que Tikhanovskaïa peut crier. Je ne peux pas y croire – elle parle toujours si calmement et de manière réglée.
FV : Elle parle calmement et de manière réglée, mais si elle n’est pas d’accord avec quelque chose ou n’aime pas quelque chose, elle peut gueuler.
KYKY : Vraiment gueuler ? Quand était-ce la dernière fois ?
FV : Mais tous les jours ( des rires ). Par conséquent, je suis sûr que dans n’importe quelle profession, elle pourrait occuper une position dirigeante. Svetlana sent parfaitement les gens et sait expliquer sa position. Et si elle n’est pas sûre de quelque chose, elle ne le dira pas, ni ne le fera.
KYKY : Qui paie les voyages diplomatiques de Tikhanovskaïa ?
FV : L’hébergement et la sécurité sont pris en charge par la Lituanie. Les voyages sont payés par les parties hôtes. Par exemple, la visite au Danemark a été financée par le magazine Politiken, qui a remis à Svetlana le prix de la liberté. La visite en Pologne – par l’une des universités où Tikhanovskaïa a prononcé un discours. À Vienne, les frais ont été pris en charge par les organisateurs de la conférence sur l’Europe de l’Est.
Svetlana ne reçoit aucun argent des gouvernements des autres pays. Il y a aussi des mécènes, y compris parmi les hommes d’affaires bélarussiens, qui soutiennent le bureau en Lituanie. Et ce n’est que récemment qu’il est devenu possible de payer un salaire aux employés. Avant, tout le monde travaillait bénévolement.
KYKY : Svetlana Tikhanovskaïa a-t-elle droit à un salaire ?
FV : Oui, elle a aussi récemment commencé à recevoir un salaire. Mais ce n’est pas beaucoup.
KYKY : Pas beaucoup, c’est à dire ? Est-ce mille euros, dix mille euros ?
FV : C’est le salaire moyen à Vilnius, qui est d’environ 1.200 euros par mois.
KYKY : Qui initie les réunions avec les chefs d’État : le siège de Tikhanovskaïa ou les parties qui invitent ?
FV : Nous ne pouvons pas nous inviter nous-même aux rendez-vous à un si haut niveau. Mais nous pouvons laisser entendre qu’une telle visite nous intéresserait. Par exemple, parler au président de la Finlande. Et lorsque notre intention est saisie, le destinataire décide d’envoyer une invitation ou non. Aujourd’hui, nous construisons des relations diplomatiques pour le nouveau Bélarus sans Loukachenko, pour ne pas avoir à tout faire à partir de zéro plus tard.
KYKY : S’agit-il simplement de réseautage ou abordez-vous des questions spécifiques lors des réunions ? Par exemple, l’aide à l’investissement, les réformes, etc.
FV : Plusieurs sujets sont toujours abordés, dont l’assistance au Bélarus. Et lorsque tel ou tel pays accueille Svetlana, cela montre d’un signe clair qu’il reconnaît sa légitimité en tant que le leader national du Bélarus. Aussi, dans le cadre de ces rencontres, l’ouverture de couloirs humanitaires, les questions de visa, les sanctions sont discutées. L’un de ces derniers sujets a été de reconnaître la police anti-émeute ( OMON ) bélarussienne et le GUBOPiK ( Direction principale de lutte contre la criminalité organisée et la corruption auprès du ministère de l’intérieur du Bélarus ) comme organisations terroristes. Nous avons aussi parlé de geler le soutien financier des organisations internationales, y compris les banques. Et aussi le lancement d’une enquête internationale sur la torture et les crimes du régime.
KYKY : Existe-t-il des accords sur la déconnexion des banques bélarussiennes du système SWIFT ?
FV : Des préparatifs sont en cours pour divers scénarios. La déconnexion de SWIFT est une mesure extrême qui sera appliquée si le régime continue la terreur : torture et meurtre. Mais tout doit être cohérent, donc pour l’instant on parle de sanctions ciblées contre Loukachenko et son entourage. Cela est nécessaire pour diviser l’élite – il ne devrait plus être rentable pour eux de soutenir Loukachenko. Aujourd’hui, chaque jour où Loukachenko est au pouvoir est une perte énorme pour le pays. Et non seulement les Bélarussiens, mais aussi les Russes le comprennent. Par conséquent, de plus en plus de personnes sont intéressées à le faire partir.
« Actuellement la correspondance avec l’administration de Loukachenko est froide et parfois grossière »
KYKY : La récente visite de Lavrov à Minsk a montré que le Kremlin « opte » pour la réforme constitutionnelle au Bélarus. Et cela peut devenir une forme légitime de remplacement de Loukachenko sous la pression de la Russie.
FV : Tout est possible. Mais je n’aurais pas placé de grands espoirs et attentes sur le Kremlin. Ce n’est pas ce côté qui aidera les Bélarussiens à résoudre les problèmes. Le mieux qu’ils puissent faire est de ne pas interférer. Et leur proposition de réforme constitutionnelle est une tentative de gagner du temps pour que les manifestations s’apaisent et que Moscou puisse développer le scénario le plus avantageux pour eux. Et la réforme constitutionnelle de la proposition russe n’est pas dans l’intérêt du Bélarus. Il ne résoudra en aucun cas les problèmes de la situation actuelle qui est la crise politique et économique. Et cela ne conduira pas à de nouvelles élections. Par conséquent, il est encore inutile de discuter de cette réforme constitutionnelle. Les revendications du peuple sont de tenir de nouvelles élections équitables. Et il faut camper sur ses positions. Et ne laisser aucun autre pays imposer ses intérêts.
KYKY : L’attitude du Kremlin envers Tikhanovskaïa a-t-elle changé ?
FV : Le Kremlin n’a pas de position politique sur le Bélarus : ils nous ont toujours considérés comme pratiquement leur territoire avec comme gouverneur Loukachenko. Un peu frénétique, mais prévisible. Le ministère russe des Affaires étrangères se charge des relations avec la Pologne, l’Arménie et les pays baltes – tout le monde sauf le Bélarus. Et Moscou essaie seulement aujourd’hui de réaliser ce qui s’est réellement passé. Le fait est qu’en août, le FSB a préparé des rapports sur le Bélarus pour le Kremlin. Et ses dossiers pour le FSB avaient été fournis directement par le KGB bélarussien. En Russie, ils étaient sûrs que ce qui se passait au Bélarus, c’était une révolution de couleur, financée par l’étranger. Et ce n’est que maintenant qu’ils commencent à comprendre que la situation est beaucoup plus compliquée et plus profonde. Le dégrisement est venu, suivi d’une recherche de scénarios possibles, pour savoir comment tout gérer. Le Kremlin ne supporte pas Loukachenko, mais il ne sait toujours pas par qui le remplacer.
Et notre position reste inchangée. Nous voulons que personne ne s’immisce dans les affaires intérieures du Bélarus. S’il n’y avait pas eu le soutien financier du Kremlin dans les premiers mois des manifestations, Loukachenko n’aurait pas tenu. Et à la mi-septembre, nous aurions déjà négocié de nouvelles élections. Lorsque le Kremlin est entré en jeu, les choses se sont compliquées. Aujourd’hui, il est nécessaire soit de supprimer l’influence, soit de parvenir à un accord avec le Kremlin. L’Occident n’interférera pas dans cela.
Et il s’avère que Loukachenko n’est en contact qu’avec le Kremlin, tandis que Tikhanovskaïa et le Conseil de coordination – uniquement avec l’Occident.
Dans cette situation, il y a peu d’opportunités pour trouver une solution à la crise et entamer un dialogue avec la médiation. Le dernier rempart du dialogue est l’OSCE, mais jusqu’à présent, rien n’a été efficace.
KYKY : Mais dans l’une de vos interviews, vous avez dit que les consultations se poursuivent et qu’un dialogue est en cours avec des représentants de Loukachenko. Quel genre de dialogue ? Sur quoi avez-vous réussi à vous mettre d’accord ?
FV : Il y a eu plusieurs appels avec Andreï Savinykh, qui représente le Bélarus au sein de l’AP OSCE. Et par l’intermédiaire des médiateurs de l’OSCE, nous avons transmis des messages à l’entourage de Makeï et à l’administration présidentielle, y compris sur le début des négociations. En septembre et début octobre, nous avions encore de bons contacts, mais en novembre, tout a été bloqué. Maintenant, s’il y a une correspondance, c’est froid et parfois grossier. Ces lettres disent que Tikhanovskaïa et son équipe se sont détachées du peuple, et donc les soi-disant autorités n’ont pas à avoir de contact avec nous. Néanmoins, je peux confirmer que Svetlana a la possibilité de transmettre n’importe quel message à Loukachenko – et que celui-ci sera mis directement sur la table du soi-disant président.
Mais Loukachenko a peur des négociations et se comporte comme un schizophrène dans son bunker. Peut-être croit-il vraiment que tout le monde l’aime et l’adore, et que des ennemis veulent mettre en œuvre le plan de Dulles. Il a peur de perdre le contrôle de la situation. Par conséquent, aujourd’hui, il y a de moins en moins de chances qu’il y ait des négociations avec Loukachenko.
Après le meurtre de Raman Bandarenka, l’avenir politique pour lui a cessé d’exister – Loukachenko partira sans gloire.
KYKY : Combien de temps lui donnez-vous ?
FV : Au printemps, je pense, la date des nouvelles élections sera alors connue et la décision finale sur la réforme constitutionnelle apparaîtra. Malheureusement, il n’est pas encore possible de faire des prévision plus de trois mois à l’avance. Mais je suis sûr qu’en 2022, il n’y aura plus de Loukachenko. Mais cela ne signifie pas en même temps que tout ira bien – le Bélarus sera confronté à une période de transition difficile, des réformes. La réhabilitation financière prendra environ un an – il sera nécessaire de recréer des conditions et des garanties pour les entreprises, y compris un soutien aux petites entreprises, pour essayer de faire revenir ceux qui sont partis.
KYKY : Pour que tout ce dont vous parlez se produise, une division des élites doit se produire. Pensez-vous que cela soit possible au Bélarus ? Après tout, Loukachenko a rassemblé près de lui les derniers des sadiques. Et son environnement est toujours monolithique.
FV : Il a rassemblé autour de lui non seulement des sadiques, mais aussi de la racaille illettrée, offensée par la vie et de vilains envieux. Et c’est Loukachenko qui a créé un système d’impolitesse et d’impunité au niveau de l’État. Lui-même traite les gens comme du bétail. Par conséquent, la révolution d’aujourd’hui n’est pas seulement pour de nouvelles élections ou contre Loukachenko. Elle est contre l’inhumanité et les mensonges que le régime cultive. Et les élites d’aujourd’hui ne sont pas monolithiques – beaucoup fuient déjà le navire et retirent leurs actifs du pays. Mais le véritable tournant se produira lorsque les oligarques proches de Loukachenko déclareront publiquement leur position et que les gens, en masse, quitteront le système. Nous ne savons pas quand cela se produira. Mais nous faisons tout notre possible pour créer des conditions favorables à cela.
KYKY : Vous avez dit que les élites retiraient des actifs du pays – en avez-vous la confirmation ou est-ce juste une hypothèse ?
FV : Par des conversations, des appels, des contacts avec des fonctionnaires anciens et actuels, des hommes d’affaires. Ils pensent tous à leur avenir. Et beaucoup sont dans une impasse. S’ils soutiennent Loukachenko, ils seront inclus dans les listes de sanctions, ce qui signifie qu’ils perdront des marchés de vente et des canaux d’approvisionnement. S’ils ne soutiennent pas le régime, Loukachenko commencera à se venger : fermer ou nationaliser des sociétés et des entreprises.
Et maintenant, ces hommes d’affaires et fonctionnaires réfléchissent à comment se protéger et préserver leur capital. Certains écrivent des lettres aux ambassades afin qu’elles ne soient pas incluses dans les listes de sanctions. D’autres essaient frénétiquement de retirer leurs actifs du Bélarus.
Un groupe d’enquêteurs internationaux enregistre actuellement de tels stratagèmes. Mais le problème est que les flux bélarussiens ne sont pas aussi importants que les flux russes ou ukrainiens. Nous ne parlons pas de centaines de millions de dollars – ce sont des montants beaucoup plus modestes. Par conséquent, il est plus difficile de retracer ces schémas. Mais lorsque la loi sur la démocratie au Bélarus sera adoptée, les services de renseignement internationaux seront engagés dans la recherche de ces actifs et de leur identification. Pour cela, un paragraphe séparé a été ajouté dans l’enquête sur les sources, les canaux et les lieux de conservation du capital de Loukachenko et de son entourage.
KYKY : Clarifions. Parlez-vous de grands hommes d’affaires bien connus proches de Loukachenko ?
FV : Oui, nous parlons de grands hommes d’affaires proches de Loukachenko et de directeurs de grandes entreprises publiques. Ils ont également des capitaux obtenus grâce à des stratagèmes de corruption. Loukachenko a construit un État complètement corrompu, bien qu’il soit lui-même arrivé au pouvoir, prétendant lutter contre la corruption. Mais aujourd’hui, toutes les entreprises publiques, ou les sociétés associées au Bureau des affaires du président et à son administration sont des structures de corruption pure qui ont été créées pour blanchir et retirer de l’argent, contrôler les flux et détruire la concurrence par tous les moyens. Loukachenko est à la tête de cette structure oligarchique corrompue, où tout le monde est « ligoté » et accroché. Il est impossible de simplement quitter le système – cela signifie signer l’arrêt de sa propre main. Et le système a intentionnellement « sali » tout le monde pour qu’il y ait des preuves compromettantes et des preuves de culpabilité. C’est peut-être pour cette raison que les gens du système se battent si désespérément pour le garder.
KYKY : Au Bélarus, il y a déjà eu une tentative de révolution de couleur en 2006. La soi-disant « Révolution du bleuet ». Pourquoi cela n’a-t’il pas marché à l’époque ? Et pourquoi devrait-elle fonctionner maintenant ?
FV : Premièrement, notre société est devenue plus mature. Les gens ont appris à s’auto-organiser, les initiatives dans les cours d’immeubles sont apparues et l’identité nationale s’est ravivée. Il n’y a pas eu un tel essor depuis longtemps. Les Bélarussiens sont devenus une nation européenne formée à part entière. Personne ne revient sur l’héritage soviétique – il n’y a pas de nostalgie. Tout le monde le veut, comme en Europe : notre mentalité est mûre pour cela. Un patriotisme sain est apparu et les gens sont prêts à assumer la responsabilité et le risque au profit de leur pays. Et ils comprennent la valeur de cette lutte. C’est la garantie de la victoire des manifestations. Loukachenko a complètement perdu son soutien et a commis trop d’erreurs, ce qui s’est transformé en une crise politique et économique pour le pays. Et personne ne le tolérera plus. Son seul mérite aujourd’hui est qu’il a rallié la société pour combattre le régime. Par conséquent, je ne doute même pas que tout s’arrangera – ce n’est qu’une question de temps.
KYKY : La dernière question. Traditionnellement, le Président félicite les citoyens de son pays pour la nouvelle année. Tikhanovskaïa enregistrera-t-elle un message de réveillon ?
FV : Nécessairement ! Et il sera publié sur sa chaîne YouTube et dans tous les médias indépendants, chaînes de messagerie de Télégram. Je pense que personne ne veut regarder Loukachenko lors de cette fête et se gâcher le moral. Et rappelez-vous que le nouvel an n’est pas seulement une fête, c’est aussi une bonne raison d’en finir avec Loukachenko et le plus rapidement possible. Le réveillon du Nouvel An est le moment parfait pour aller se promener !