Comment un colonel de 68 ans a voulu protéger les gens près de l’hypermarché « Riga » le 10 août, mais a reçu une balle dans le ventre

8 septembre 2020, 02:49 PM | Stanislav Sharshukov, TUT.BY

« Actuellement il y a une énorme demande de la part de la société pour communiquer et dialoguer », dit Alexandre Voropaïev, colonel de justice à la retraite qui est allé le soir du 10 août « Riga » pour essayer d’inciter ce dialogue. En revanche, il a été transporté en hôpital militaire en état grave, après avoir reçu une balle dans le ventre et dans la jambe d’un homme en véhicule blindé. Maintenant, le colonel fait de la réhabilitation sans renoncer à l’idée de faire comprendre aux autorités la nécessité de communiquer avec la société. Dans cet entretien avec TUT.BY, il explique pourquoi le dialogue est important et quelles peuvent être les conséquences de l’utilisation de méthodes violentes contre la population.

Alexandre Voropaev. 68 ans. Diplômé de la Faculté de droit de l’Université d’État du Bélarus. De la fin des années 1970 au début des années 2000, détective au bureau du procureur général. Profil: lutte contre la criminalité organisée et économique. Il a quitté les autorités de sa propre initiative. Colonel de justice à la retraite.
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Au début, Alexandre Voropaïev n’avait pas prévu de révéler ce qui lui était arrivé le 10 août. Mais ses voisins ont parlé de l’incident au député municipal Pavel Bocharnikov, qui a partagé cette histoire avec nous.

On s’est vu avec le colonel sur les rives du réseau d’eau de Slepianka. C’est là que le médecin lui a recommandé de se promener après deux opérations et la sortie de l’hôpital militaire. Le colonel retraité marche à un rythme rapide, mais boite un peu, et lorsque le vent soulève sa chemise, le pansement sur son ventre devient visible. Mais il ne regrette pas son choix d’aller près du centre commercial « Riga » le 10 août.

« J’ai approché le « Riga » pour prévenir les actions négatives de masse »

Faute d’Internet le 9 août, il était difficile d’apprendre ce qui se passait dans les rues. Mais dans la nuit du 10 août, Alexandre Voropaïev a entendu beaucoup d’informations contradictoires de la part des gens. Ils avaient déclaré que dans le quartier du centre commercial « Riga », les manifestants attaquaient la police anti-émeute, installaient des barricades et que les forces de sécurité leur tiraient dessus. Cela a impressionné l’officier, car il était au courant des conséquences des affrontements dans les points chauds tels que Tbilissi et Sumgait à la fin des années 1980.

« C’est pourquoi je me suis immédiatement dirigé vers le centre commercial « Riga » pour tout voir de mes propres yeux et essayer d’empêcher les actions de masse négatives des gens, s’il y en avait lieu. Après tout, je connais l’effet de foule et la substitution de concepts. Je sais aussi ce que représente un enfant battu, quel qu’il soit. »

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Alexandre Voropaïev s’est approché du centre commercial « Riga » vers minuit. Aujourd’hui, il dit y avoir vu environ 80 personnes.

« Il n’y a eu aucune violation de l’ordre public, tout le monde était dans un état normal et animé. Il n’y avait aucun signe visible de perturbation. En même temps, certains garçons essayaient de « relever » la construction de poubelles afin de bloquer le trafic. Naturellement, j’ai été soulagé par l’absence des émeutes et réalisant la réaction possible des forces de l’ordre, j’ai parlé aux gens de l’inadmissibilité et de l’absurdité de s’y opposer. J’ai proposé de balayer les ordures de la route et de ne pas entraver la circulation des transports publics et spéciaux. Il est réjouissant que certains avertissements ont été acceptés », écrit Alexandre Voropaïev dans sa déclaration au nom du chef de l’administration du Comité d’enquête de Minsk.

« Ils ont commencé à me tirer dessus sans raison, comme pour chasser une proie »

En conséquence, après la conversation avec le colonel à la retraite, les manifestants ont partiellement enlevé les ordures de la route et se sont déplacés sur le trottoir. Alexandre Voropaïev dit qu’une fois de plus, il s’est assuré que les gens tout à fait normaux s’y étaient rassemblés. Il n’y est resté que 10 ou 15 minutes et il a longé la route près du centre commercial « Riga » pour rentrer chez lui.

« Soudain, de dos, au croisement des rues Kouïbychev et Sourganov, un signal sonore fort a retenti. En me retournant, j’ai vu un véhicule blindé spécial peint en camouflage qui roulait à une vitesse de 30 à 40 km/h et qui tournait de la rue Kouïbychev à la rue Surganov. Les gens se sont dispersés, j’ai été laissé seul sur le trottoir. Pour éviter que les forces anti-émeute ne me prennent pour une personne qui pourrait menacer leur sécurité ou celle des citoyens, j’ai levé les mains et commencé à m’agenouiller. Je gardais les paumes ouvertes pour qu’il soit clair que je n’avais rien dans les mains. Le trottoir sur lequel je me tenais était bien éclairé, il était devant le véhicule blindé spécial », indique la déclaration du colonel retraité, déjà mentionnée.

Au même moment, un homme en uniforme spécial est apparu par la trappe du toit de la voiture et a tiré deux fois sur Alexandre Voropaïev, le frappant au ventre et à la jambe avec des balles en caoutchouc, écrit-il dans sa déclaration. Le résultat (c’est-à-dire le diagnostic) est une blessure par balle pénétrante à l’aveugle dans l’abdomen avec des dommages au jéjunum et au grand épiploon, ainsi qu’une blessure à la jambe gauche. Le colonel remercie le jeune homme qui lui a prodigué les premiers soins, ainsi que les médecins de l’hôpital militaire.

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La distance entre lui et le tireur était d’environ 20 mètres, dit le colonel à la retraite. Il estime donc être victime d’une audace inacceptable de la part du tireur et de l’illégalité totale de ses actes. Il demande à la commission d’enquête d’établir l’identité du tireur et de donner une évaluation juridique de ses actions. Il a également écrit une déclaration au bureau du procureur.

« L’utilisation des armes a été complètement illégale, parce que j’étais seul et à la vue de tous. Et ils ont commencé à me tirer dessus comme une proie. J’ai passé 25 ans à protéger le peuple et l’État, et pour moi, c’est tout simplement démesuré. En outre, le tireur n’aurait pas réussi, si je n’étais pas une personne éduquée en respect de la loi et si je n’avais pas cette idée que la police sert à me protéger. Sinon j’aurais échappé à ce coup de feu. D’un côté, j’aurais à rester chez moi et cacher ma position civile. De l’autre côté, ma position civile aurait sauvé quelqu’un de ces balles. »

« Aucun moyen anti-émeute ne peut être appliqué contre les citoyens. Seulement le dialogue »

Aujourd’hui, après avoir passé sept jours à l’hôpital militaire, Alexander Voropaïev est en réhabilitation. Mais il n’est pas inquiet de son incident personnel autant que de ce qui se passe dans le pays en général. Il dit qu’il n’est en faveur de personne, mais il est en faveur du statut de l’Etat biélorusse, qui ne devrait pas être lié à une personne spécifique.

« Les intérêts de l’État sont les intérêts du peuple. Pourquoi briserait-on les jambes d’un employé de l’usine de tracteurs de Minsk, par exemple, s’il voulait faire une grève demain? Pourquoi les relations normales dans le pays devraient-elles prendre fin? Avons-nous atteint le point où, même au XXIe siècle, tout doit être résolu à l’aide de briques et de bâtons? Aucun moyen particulier n’aurait pu être appliqué contre les citoyens, seulement le dialogue! »

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Qui aurait dû dialoguer avec les manifestants? Les commandants des Forces Spéciales Anti-Émeute?

« Je connais des dizaines de professionnels, des policiers de district aux agents, qui sont capables d’entamer le dialogue et au moins parler aux gens ce qui permettrait de réduire la tension. Et que faisons-nous: les femmes marchent dans les rues et les Forces Anti-Émeute leur barre le chemin en leur disant qu’elles désobéissent à la loi. Quelle loi? Pourquoi est-il interdit de marcher dans les rues? Pourquoi la police garde le silence et ne dit pas qu’on ne les laisse pas passer pour leur propre sécurité. Certains des manifestants ne leur auraient pas obéi, tandis que d’autres auraient obéi. »

Mais ne pensez-vous pas que, vu le niveau de méfiance, la plupart des gens n’auraient pas obéi?

« Et nous ne pouvons même pas en faire preuve, car il n’y a pas eu de communication! Si les policiers ne sont pas capables de résoudre des problèmes complexes dans des conditions difficiles, alors ils seront licenciés de la police pour aller travailler à la bibliothèque ou à l’usine. »

« Notre tâche commune est de protéger les gens et non de diviser la société »

Prête à la communication, la société attend le dialogue. Alexander Voropaïev en est convaincu. Pavel Bocharnikov adhère au même point de vue. Comme exemple, la communication active du peuple avec l’assistant du président par le cordon des forces de sécurité du Palais de l’Indépendance durant une des manifestations de dimanche.

« Avez-vous vu comment les gens ont commencé à communiquer avec lui? De manière ardente. Mais un dialogue normal a échoué. On est loin de comprendre qu’un dialogue entre le peuple et les fonctionnaires responsables ne signifie pas une trahison du dirigeant du pays. Et le dialogue aidera au moins les autorités à comprendre les aspirations de la population. Le dialogue est une nécessité vitale. La vie exige le dialogue. »

« Ne pensez-vous pas que ce dialogue est impossible sans l’approbation d’Alexandre Loukachenko? »

« Non. Le dialogue est possible, et il a déjà commencé. Par exemple, certains députés y sont déjà engagés, car ils ont une âme, une conscience et comprennent les intérêts de l’État. Et je voudrais également vous rappeler que historiquement l’initiative créative des masses a donné naissance aux Conseils. Et ces initiatives ne doivent pas être éteintes. »

« Alors, comment le dialogue devrait-il commencer? »

« Il est nécessaire de comprendre et d’examiner toutes les déclarations concernant l’abus de force. Les enquêtes doivent être entamées immédiatement et réalisées de manière approfondie. Parce que plus de six milles personnes ont été arrêtées, et il n’y a toujours pas une seule affaire en cours à ce sujet.

Si cela n’est pas fait, les conséquences de ce qui se passe pourraient être désastreuses », déclare le colonel à la retraite.

« Le pire, c’est quand la haine envers un policier ou une certaine catégorie de policiers se transforme en une perte de confiance en toutes les autorités. »

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Malheureusement, jusqu’à présent, au lieu de dialoguer, les autorités continuent de faire des erreurs. Par exemple, il reste incompréhensible pour le colonel retraité pourquoi on a fait entrer des véhicules blindés de transport de troupes dans la ville.

« À quoi servent les Forces Spéciales si l’on doit les protéger par des véhicules blindés de transport de troupes? Pas une seule poubelle n’a été renversée: de quel type de bâtons anti-émeute et de véhicules blindés de transport de troupes a-t-on besoin ici? Un policier de district adéquat suffira pour dire: « Les gars, parlons ». Et si quelqu’un n’a pas de maîtrise de soi, alors, je le répète, il ne devrait pas travailler dans la police. Je comprends les intérêts des autorités, je comprends les demandes du peuple pour la démocratie, mais le comportement des personnes responsables est inadmissible – on met l’État en danger! Et notre tâche commune est de protéger les gens et non de diviser la société. »

« Ne pensez-vous pas que la position des autorités consiste essentiellement à réprimer la protestation avec les méthodes les plus violentes? »

On dit au Mexique: « Ils voulaient nous enterrer, mais ils ne savaient pas que nous étions des graines. La question se pose: les agents de sécurité ne comprennent-ils pas que la force d’action est égale à la force de réaction? »