14 septembre 2020, 10:20 | Aliaksandre Atrachthenkaw, Reform.by
L’ancien enquêteur de police en chef du département du district Partyzanski de Minsk à la commission des investigations de la République du Bélarus, et commissaire de justice, Andréi Astapóvich a publié un rapport de cinq pages sur Instagram dans lequel il décrit la violence contre les manifestants pacifiques, parle des tortures dans les départements de police et les centres d’application de peine, de la falsification des dossiers criminels contre les manifestants et bien plus encore. Après la publication du rapport, Andréi Astapóvich est parti pour le territoire de Russie, d’où il a tenté de rejoindre ensuite la Lettonie. Mais le 21 août, après une tentative ratée de passer la frontière, il a été arrêté dans l’hôtel « Rijskaya » à Pskov, et renvoyé au Bélarus par des fonctionnaires russes. Par la suite, nous n’avons plus eu de ses nouvelles. Il y a quelques jours, Andréi est apparu à Varsovie, où il a raconté à Aliaksandre Atrachthenkaw, ce qui lui est arrivé après son arrestation par les autorités russes et bien d’autres choses encore et cela exclusivement pour les lecteurs de Reform.by.
Racontez-nous ce qui s’est passé après votre arrestation, comment vous vous êtes retrouvé à la frontière avec le Bélarus, et ensuite en Pologne ?
J’ai été arrêté par des agents de la sécurité russe à Pskov, à l’hôtel « Rijskaya ». Dans un premier temps, on m’a informé qu’il fallait effectuer une procédure d’enregistrement à l’hôtel ce qui n’apparaissait pas dans mon passeport, pourtant il s’agit bien là d’une simple formalité, et mes amis et moi nous nous étions déjà enregistrés avec notre passeport. Au poste de police, il est immédiatement apparu évident que cette raison avait été complètement inventée. Immédiatement après m’avoir emmené là-bas, des officiers en civil sont arrivés et m’ont posé des questions qui n’avaient rien à voir avec mon séjour à l’hôtel. Lorsque j’ai refusé de leur parler, ils ont rédigé un procès-verbal contre moi pour vandalisme mineur : j’aurais dit des gros mots dans un lieu public. Après mon refus de signer le procès-verbal rédigé, ils ont tenté de m’accuser d’avoir franchir illégalement la frontière en invoquant des restrictions liées au coronavirus. Pourtant je fais parti de par ma profession à la catégorie de personnes qui sont autorisé à entrer dans la Fédération de Russie même pendant une pandémie. J’ai également refusé de signer ce procès-verbal, réalisant qu’ils cherchaient simplement une excuse pour m’arrêter, et qu’ils voulaient gagner du temps pour organiser mon extradition vers le Bélarus.
Lorsque la police a établi les procès-verbaux, des personnes en civil étaient présents. J’ai demandé qu’ils s’identifient mais ils ont évité la question et m’ont tendu les papiers pour que je les signent. Il était clair qu’ils étaient nerveux et qu’ils agissaient sur les ordres de quelqu’un d’autre. Leurs mains tremblaient. Ces hommes en civil ont interdit à la police de communiquer avec moi, mais les policiers de Pskov m’ont traité avec compréhension et ont exprimé leur solidarité avec les événements qui se déroulaient dans mon pays. J’ai pu découvrir que c’était le FSB [Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie – NDT] qui investiguait sur mon cas.
Comment t’ont-ils emmené à la frontière ?
À un moment donné, ils m’ont dit qu’ils allaient me laisser partir et ont commencé à me rendre mes affaires. A ce moment-là, j’avais deux téléphones avec moi et le troisième était resté à l’hôtel. Mais au poste de police, j’ai trouvé le troisième téléphone dans mes affaires personnelles. J’ai compris qu’ils étaient entrés dans ma chambre d’hôtel sans mandat, avaient inspecté mes affaires et avaient mis le téléphone dans mon sac. Puis ils m’ont fait sortir non pas par la porte d’entrée, mais par la sortie de secours. Un minibus m’attendait ainsi que 6 ou 8 personnes en uniforme et cagoules. Ils m’ont accueilli avec dureté, m’ont mis des menottes, m’ont mis un sac en tissu noir sur la tête pour que je ne puisse rien voir. Mes mains étaient menottées devant moi, et quand ils m’ont mis dans le minibus, ils ont mis attaché un poids de 32 kilos. Apparemment, c’était un procédure d’intimidation psychologique, pour que je pense qu’ils allaient me noyer dans une rivière. Dans le véhicule, ils ont essayé de trouver les mots de passe des mes Téléphones ; Mais j’ai refusé de les communiquer. Et alors, ils ont commencé à parler entre eux sur le fait que comme mes téléphones étaient allumés et bloqués, ils avaient pu remarquer que le mode avion était activé et donc que personne ne pouvait nous tracer et qu’ils pouvaient donc agir selon leur plan. Plus tard, ils m’ont laissé seul et nous avons continué de rouler dans le silence.
Bien sûr, c’était effrayant, je ne savais pas quels étaient leurs plans pour moi et ce qu’ils allaient me faire, mais j’avais décidé en moi-même : si je dois mourir, je le ferais avec fierté. J’ai prié, je me suis souvenu de tous mes péchés et j’ai demandé pardon au Seigneur, j’étais résigné, je me suis assis aussi droit que possible avec ce masque et ce poids, et je n’ai réagi en aucune façon à leurs questions, je suis resté silencieux tout du long.
En analysant leur comportement et l’absence de pression physique en réponse à mon silence, j’ai réalisé que s’ils voulaient réellement me tuer, ils utiliseraient la violence pour me faire réagir. Je me suis donc un peu calmé. De plus, le tissu du masque avait une fente dans la partie inférieure de l’œil droit, et ils n’avaient pas pensé à me retirer ma montre, de sorte qu’au début du voyage, j’avais pu voir l’heure. Nous avons roulé pendant quatre heures, très vite. Je savais que de Pskov à Saint-Pétersbourg, il y a environ 4 heures de voiture, soit la même durée que vers la frontière du Belarus. Puis j’ai Compris : il est inutile de m’emmener si loin pour chercher une rivière, s’ils ne me frappent pas, ils m’emmènent soit au département du FSB pour un interrogatoire, soit au Bélarus. La dernière hypothèse était pour moi la pire. Trois heures plus tard, alors que nous faisions la queue et d’après le bruit des camions qui passaient devant nous, j’ai réalisé que nous allions passer la frontière.
À la frontière, ils m’ont enlevé mes menottes et mon masque, et m’ont remis un avis d’expulsion de Russie pour une période de 5 ans. Je leur ai demandé : « Pourquoi ? » Ils m’ont répondu que c’était à cause de la détention illégale de citoyens russes. J’ai été troublé par ce que je venais d’entendre. Il n’y avait rien à ce sujet sur la feuille de papier qu’ils m’avaient remise. Ils me l’avait juste dit oralement. J’ai essayé de comprendre de quoi il s’agissait. Au début, j’ai cru qu’ils m’accusaient d’avoir détourné mes amis, qui étaient avec moi à Pskov et qui m’avaient aidé. Mais, premièrement, c’étaient des citoyens du Belarus et, deuxièmement, ils étaient avec moi à l’hôtel. Ils m’ont dit : « Non. C’est par rapport aux terroristes du groupe Wagner. » Je n’ai pas compris comment ils avaient pu m’associer à cela… Plus tard, j’ai pensé que c’était le KGB qui avait peut-être soufflé cette idée que j’avais participé à un enlèvement, tout ça pour que les policiers n’aient pas de considération pour moi. Ou peut-être que c’est le FSB qui voulait me signifier qu’ils n’étaient pas contents de me voir en Russie et que je ne devais pas essayer de retourner dans les bois pour être à nouveau déporté… Mais je ne comprends vraiment pas d’où ils ont sorti cette histoire de groupe Wagner.
Quand je suis parti, j’ai envoyé une photo de ce document à des personnes compétentes en Russie qui avait de la sympathie envers moi. Ils m’ont expliqué que, la notification que j’avais reçu, était une fiction, que ce document n’avait aucune valeur juridique et que le fait que j’aie été emmené au Bélarus n’était ni une déportation ni une extradition, mais que cela avait été fait sur la base d’un lien direct entre les deux structures, ce qui est compréhensible.
Je ne sais pas pourquoi ils me traitaient ainsi, peut-être ont-ils fait leur travail, mais quand ils m’ont déposé, l’atmosphère est devenue plus calme. L’attitude envers moi a changé, ils n’ont pas élevé la voix, il était plus facile de communiquer. Je leur ai demandé où j’étais. Ils m’ont répondu que j’étais au Bélarus, dans la région de Vitebsk. Ils ont même mentionné une localité voisine, bien qu’il semble qu’eux-mêmes n’en fussent pas sûrs. Mais à l’époque, cela m’a beaucoup aidé quand je me suis enfui dans les bois.
Interrompons cette histoire à ce stade. Je peux seulement dire qu’après cela, tout s’est beaucoup compliqué.
Pourquoi pensez-vous que les Russes ne vous ont pas remis en mains propres aux autorités du Bélarus ?
Quand j’ai réalisé qu’ils me surveillaient, que je serais bientôt arrêté, j’ai donné des instructions à mes amis sur ce qu’il fallait faire en cas d’arrestation. Je leur ai permis de contacter les médias et de trouver un avocat, ce qui a été fait, comme beaucoup d’autres choses. Cela m’a sauvé, comme je l’ai appris après avoir quitté le Bélarus. Toute l’effervescence autour de mon histoire, le travail d’un avocat qui n’était pas autorisé à me voir, et les autres circonstances, j’en ai appris l’existence alors que j’étais déjà en cellule ; cela m’a aidé psychologiquement et m’a permis de tenir pendant mon isolement. Je préfère ne pas raconter comment j’ai découvert tout ça.
Je voudrais souligner qu’après mon arrivée au Bélarus, j’ai été longtemps privé de communication vers l’extérieur et plus tard, lorsque j’ai pu contacter d’autres personnes quand je n’étais plus au Bélarus, j’ai pu enfin tout comprendre, j’ai pu apprendre ce qui s’était passé et comment. J’ai été agréablement surpris par le nombre de personnes qui compatissaient à mon histoire. Mais aussi le contraire, la chasse que mes propres collègues avaient organisée contre moi, et avec quelle ruse et quelle absence de règles ils ont agi. Mais passons cette partie pour l’instant.
Je reconnais l’aide que j’ai reçu, en particulier par les médias. Au moment de mon arrestation, je réussi à parler à quelques journalistes russes, à donner une interview à la chaîne de télévision « Dojhd ». Beaucoup étaient conscients de ma situation et, lorsque mon arrestation a eu lieu, ils ont essayé de m’aider comme en particulier les employés de cette chaîne.
Au début, le plan était de me détenir pendant 48 heures pour une raison quelconque, puis de me remettre aux autorités bélarussiennes. Mais quand je suis allé voir les médias, ils ont compris que tout ce qui m’arrivait était immédiatement retransmis. Il était évident que si j’étais remis directement au KGB, cela signifierait que la Russie aidait directement Loukachenko. Cela semblait être la base de leurs plans ou de décisions qui n’avaient pas encore été prises à l’époque. Mais je ne pouvais pas non plus être autorisé à partir pour la Lettonie ; le lendemain, un visa aurait dû être prêt et cela ils étaient incapables de le faire. C’est pourquoi ils ont décidé de me rapatrier, et non de me livrer Directement : ils informeraient de ma présence par leurs canaux de communication, afin que je puisse me faire attraper et ainsi les Russes ne seraient pas mêlés à cette affaire. Ce n’est qu’après les événements de Pskov que j’ai compris ce qui se passait et que j’ai également changé de tactique.
C’était très difficile, mes plans, les uns après les autres s’effondraient. A la frontière, je n’avais pas de réseaux, je me suis débarrassé des mes téléphones. J’avais beaucoup d’autres variantes, mais il fallait choisir. Pendant que le FSB partait, je n’ai pas attendu le prochain bus, j’ai immédiatement couru dans les bois. En fin de compte, cela s’est avéré être la bonne chose à faire. J’ai vite appris que j’étais poursuivi. Ils ont couru après moi pendant longtemps à travers les bois, mais ne m’ont pas trouvé. J’ai vite compris qu’en Russie si les médias m’avaient aidé, ici, cela ne marcherait pas, que soit j’étais enfin sauvé, soit c’était la fin de l’histoire. Et ce qui s’est passé en Russie me suffit, j’en ai assez à raconter à mes enfants et mes petits-enfants. J’ai décidé que je ferais tout mon possible pour ne pas me faire prendre. S’ils avaient commencé un jeu avec moi sans respecter les règles, je le suivrais et je gagnerais autant que je le pourrais.
Comme vous pouvez le voir, je m’en suis sorti, mais ce qui s’est passé en Russie s’est avéré n’être qu’un petit avant-goût… Mais je n’en dirai pas plus. C’est tout pour l’instant. Je vais peut-être écrire un livre. Lorsque le gouvernement changera, je pourrais le publier.
Après les événements du 9 août, il y a eu d’autres démissions de travailleurs dues à des objections de conscience. Pourquoi votre démission a-t-elle eu un tel Impact ? Est-elle liée à la commission d’enquête pour laquelle vous avez travaillé ? Ou à votre transfert en Russie ? Ou se pourrait-il qu’elle soit liée aux affaires sur lesquelles vous avez enquêté ?
Oui, pour autant que je sache, avant et après moi, il y a eu des employés qui ont quitté leur emploi, même au sein du comité d’enquête. Je pense que la clé se trouve dans mon rapport : après l’avoir écrit, j’ai décidé d’aller en Russie. J’étais de service 24 heures sur 24 et j’ai été témoin de ces terribles incidents dont j’ai parlé dans le rapport. Mais avant cela, il y avait déjà eu d’autres moments qui m’avaient fait réfléchir. Par exemple, je suis allé dans une station-service pour acheter de l’eau et j’ai failli me faire jeter mes pièces de monnaie au visage. Je portais mon uniforme de la commission d’enquête. Des collègues ont commencé à me raconter comment des chauffeurs de taxi refusaient de prendre leur argent. Lorsqu’ils appelaient un taxi, le conducteur leur disaient : « Quand j’ai accepté l’appel, je ne savais pas que vous étiez policiers, sinon je ne serais pas venu. Je ne veux pas accepter votre argent. » Même si nous ne participons pas aux dispersions, nous ne torturons pas les gens… Mais ensuite j’ai réalisé que cela n’avait plus d’importance. L’autorité de toutes les forces de sécurité était détruite. Peu importe que vous soyez de la police anti-émeute ou non.
Tout cela s’est accumulé et, après ma garde ou, plutôt, cette nuit-là, j’ai rédigé ce rapport. Je l’ai écrit avec consternation, j’ai décrit tout ce qui s’est passé, tout ce qui m’a scandalisé. Puis je me suis endormi, j’ai relu le rapport et j’ai compris que je pourrais avoir des ennuis. J’ai commencé à douter. J’ai un appartement loué à Kaménnaya Gorka, et mes fenêtres donnent sur l’endroit même où les femmes avec des fleurs sont sorties pendant la manifestation. Je sortais aussi le soir, mais cela n’a pas d’importance… J’ai vu que les gens étaient là, qu’ils ne partaient pas, qu’ils n’abandonnaient pas. Bien sûr, j’aurais pu rédiger un rapport plus neutre, démissionner selon le modèle prescrit et c’est tout. Mais j’ai vu tous ces gens, nous avons tous vu ce qu’ils faisaient avec les détenus dans les prisons. Ensuite, ils rédigent des procès-verbaux, et à ceux qui demandent justice, ils leur donnent des réponses toutes faites. Allais-je aussi rédiger un rapport comme ceux-là ? C’est pourquoi j’ai décidé que je devais publier la vérité.
J’ai compris, bien sûr, qu’il y allait avoir des réactions face à mon rapport et qu’il valait mieux disparaître pendant une semaine au cas où, pour ensuite découvrir qu’elles avaient été les réactions et ensuite agir en fonction de la situation. Mais pour ce qui s’est passé ensuite, je n’étais pas préparé. Je n’avais pas l’intention de m’enfuir. J’ai pensé partir pendant une semaine, en attendant que tout se calme. Après avoir passé une journée avec un ami à Moscou, j’ai reçu un avertissement disant que tout allait mal, qu’ils me cherchaient, qu’ils savaient que j’étais à Moscou, je me suis rendu compte que j’avais du temps, mais pas assez, et que je devais aller là où ils ne me dénonceraient pas. J’ai commencé à agir, et vous savez déjà une partie de ce qui s’est passé ensuite.
Vos anciens collègues soutiennent-ils votre decision ? D’où vous est venu le signal ?
Disons que je l’ai découvert moi-même. Je n’entrerai pas dans les détails. Je suis un enquêteur de police, je connais bien mon travail. Pour comprendre qu’une affaire a été ouverte, je n’ai pas besoin de voir le décret avec un tampon ou une photo de la base de données. Je peux le découvrir d’une autre manière, en rassemblant les informations disponibles. J’ai publié mon rapport le 19 août et une affaire pénale a été ouverte contre moi en vertu de l’article 425 du code pénal de la République du Bélarus [Inaction d’un fonctionnaire. Elle prévoit une sanction sous forme d’amende, d’interdiction d’occuper certains postes ou d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à sept ans, en fonction du paragraphe et de ce qui suit – Note de Reform.by], pour autant que je sache, déjà le 20 d’août. Lorsqu’une affaire pénale est ouverte, cette information est immédiatement saisie dans les bases de données et suit son cours, mais je savais qu’elle n’était pas dans les bases de données, c’était comme s’ils n’avaient pas ouvert d’affaire contre moi et qu’ils ne me cherchaient pas. Ils ont travaillé intelligemment pour me faire garder mon calme, pour que j’agisse ouvertement, ce qui leur a permis de m’arrêter en Russie.
Au départ, j’étais sûr que pendant l’ouverture du dossier et mon inscription sur la liste internationale des personnes recherchées, j’aurais au moins une semaine pour me rendre dans un pays tiers. Après mon arrestation en Fédération de Russie, j’ai réalisé à quel genre de jeu on jouait, puis j’ai commencé à faire des analyses plus approfondies, à rassembler des informations. Il est devenu évident qu’il fallait que je passe les frontières. Quand j’ai tout quitté, l’information a été confirmé, je savais que des interrogatoires avaient déjà lieu dans le cadre d’une affaire pénale qui n’existait prétendument pas. Je savais même quelle personne enquêtait.
Selon la loi, un enquêteur de police est indépendant dans la procédure pénale. C’est-à-dire qu’en théorie, vous, ou l’un de ceux qui sont restés, pouvez lancer des contrôles et collecter des preuves pour la suite de l’enquête, couvrant ainsi ses arrières des ordres des autorités supérieures en cas de de refus d’engager des poursuites pénales…
Oui, en théorie… En outre, conformément à la loi, en tant qu’enquêteur, je peux engager une procédure pénale sans autorisation, mener une enquête, déposer des accusations et envoyer l’affaire au tribunal. Et d’une manière générale, faire tout cela sans la moindre signature des autorités. En fait, cela est possible en vertu du code pénal et du code de procédure pénale. Mais toutes sortes d’ordres internes, d’instructions ministérielles, qui se sont multipliées depuis le premier jour de la formation de la commission d’enquête, rendent la chose impossible. D’abord, un document ; ensuite, le deuxième, le troisième, et enfin vous devez tout coordonner avec la personne responsable. Maintenant, il faut même signaler chaque départ, chaque incident au ministère. Et la direction prend alors une décision et vous dit ce qu’il faut faire. Ils disposent d’instructions générales pour chaque sortie et pour chaque action de procédure. Si quelqu’un ouvre maintenant une affaire sans l’approbation de la direction, elle est directement annulée et on donne à l’enquêteur un avertissement. S’il s’agit d’une affaire pénale normale, tu peux « faire l’imbécile » : faire comme si c’était une erreur et ouvrir simplement l’affaire selon les règles d’avant, et les conséquences seront un avertissement ou la perte d’un bonus. Mais s’il s’agit d’une affaire clairement politique, par exemple, contre un policier pour usage de la violence contre un manifestant, et que tu montres de la fermeté, tu seras rapidement renvoyé.
Mais vous vous êtes décidé…
Oui, j’ai pris ma décision, j’ai quitté mon emploi et je suis parti, même si j’étais le deuxième sur la liste d’attente pour un appartement avant le début de la construction de logements à la fin de l’année. J’avais déjà fait mon dossier. D’une part, j’ai tout perdu, d’autre part, je n’ai pas de regrets. Parce que ces prêts m’auraient liés encore plus à ce travail. C’est dommage, bien sûr, mais c’était quand même plus facile pour moi de prendre cette décision que pour beaucoup d’autres. Je n’avais pas de famille, pas de crédits, pas de voiture, pas de maison. J’ai rassemblé les choses les plus nécessaires dans deux sacs, l’un d’eux est resté à l’hôtel en Russie où j’ai été arrêté par les agents du FSB, où, soit dit en passant, il y avait tout mon argent destiné à la prolongation de mon contrat, une réserve d’argent en cas de besoin, et je suis parti.
C’est autre chose lorsque vous avez une famille, un crédit, une voiture et que vous êtes à deux ans de la retraite : il est plus difficile de se décider. Tout cela peut vous mettre sous pression. Plus tu travailles dans les forces de l’ordre, plus il est difficile de partir. Après tout, tu travailles toujours dans le même secteur, et il est très difficile et même effrayant de s’imaginer autre part. Il est très difficile de faire une reconversion et d’aller travailler ailleurs. Tu ne peux pas te rendre sur un chantier de construction en tant qu’ouvrier non qualifié. Tu peux peut être travailler dans un commerce en tant qu’agent de sécurité… Mais ce n’est pas ce que tu veux quand tu es le patron ou le principal enquêteur ici. Je ne parle même pas de pouvoir ou d’argent. C’est juste qu’être enquêteur est un travail intéressant. Et c’est encore plus intéressant d’être sur le terrain, car il y a moins de paperasse. Beaucoup de gens aiment ce travail, beaucoup en général s’y passionnent : ce métier se transmet bien souvent de générations en générations. Perdre tout, s’opposer au système auquel tu as appartenu pendant des générations… tout le monde ne peut pas le faire. Et oui, la plupart des gens disent ce qu’ils pensent juste pendant la pause cigarettes.
Et avez-vous déjà eu des moments où vous avez voulu partir ?
Pendant longtemps, je me suis spécialisé dans les crimes : meurtre, viol, lésions corporelles graves. Et ce n’est pas seulement un travail, c’est un travail qui est mêlé à des destins humains. Le coût d’une erreur est très élevé. Tu peux, de manière formelle, considérer simplement une affaire de dommages corporels, la porter devant les tribunaux, et l’agresseur recevra alors plusieurs années de prison. Mais si tu regardes plus profondément pour voir que la « victim » s’est comportée bien plus mal que l’accusé – qui est un ivrogne au chômage, tandis que l’ « agresseur » est un travailleur consciencieux et un père exemplaire de deux enfants qui se défendait, mais qui a simplement frappé trop fort et a brisé la mâchoire de l’agresseur. Le tableau est donc complètement différent, et tu réfléchis alors à ce qui peut être fait dans le cadre de la loi pour ne pas gâcher le destin de cette personne normale. Si tu travailles honnêtement et consciencieusement, tu es plongé dans tout cela, et c’est très fatigant, tu as peu de temps pour toi. Ce n’est pas tout le monde qui peut le supporter. C’est pourquoi la pensée de tout quitter survient de temps en temps pour chacun de nous.
Au départ, je voulais être pilote, j’ai feuilleté un guide du travail et j’ai vu l’activité des « procureurs-experts/enquêteurs ». Ca sonnait bien et ils n’allaient pas m’envoyer dans les bois, mais plutôt m’assurez un travail dans une ville. J’étais en bonne condition physique. C’est pour cette raison que je suis entré sans problème à l’Académie du ministère de l’Intérieur. Mais il n’y est pas facile de partir. Les cinq premières années après l’Académie, tu ne peux pas partir, car tu dois soit occuper le poste qu’on t’a attribué, soit si tu refuses, payer la totalité du coût de tes études. C’est beaucoup d’argent et je ne l’avais pas. Les cinq années d’entraînement sont également comptabilisées dans l’ancienneté, car les cadets qui entrent dans le corps vont en patrouille. Ils ne paient même pas de bourse, mais un salaire, en fait, avec des primes et d’autres choses. Puis, cinq ans de travail pour étudier.
J’ai terminé mon travail en échange de mes études à l’Académie le 27 juillet. Mais le système est si habilement organisé que l’ancienneté de service dans toutes les structures de sécurité n’est créditée qu’après 10 ans. Eh bien, il s’avère qu’elle a été spécialement ajustée de sorte qu’après 5 ans d’Académie et 5 ans de travail, il me manque 14 jours pour avoir mes 10 ans d’ancienneté. Je suis donc confronté à cette situation : soit je signe un nouveau contrat ou alors à 27 ans, je finis dans la rue sans profession et sans avoir fait un seul stage dans ma branche. Dans une situation normale, j’aurais signé et j’aurais travaillé pendant cinq ans encore, et ensuite quand j’aurais été à cinq ans de la retraite, où serais-je allé ? Et après 20 ans de ce travail, tu t’effondres, tu as perdu ta santé et tu comprends que tu partiras plus nulle part. En fait, tu es déjà une personne différente. S’il n’y avait pas eu les évènements du 9 août, j’aurais pu travailler là toute ma vie.
Avez vous examiné les plaintes des citoyens après le 9 août ?
J’ai été confronté à une situation un peu inhabituelle. Cette année, j’ai enquêté sur une affaire très complexe, pour laquelle j’ai été affecté au service d’enquête de la ville de Minsk. Et j’y travaillais exclusivement. Par conséquent, je n’ai pas été distrait par les questions politiques, bien que de nombreux collègues aient participé aux élections et aient été constamment impliqués à la politique. Je suis retourné dans mon district une semaine avant l’élection et j’espérais que tout ce tumulte politique ne m’affecterait pas. Mais je n’ai même pas pu souffler, ils me mettaient déja de garde comme enquêteur au service de police. Dans un premier temps, j’ai eu de la chance, rien de grave ne s’est produit. Il y a eu des incidents ordinaires sans rapport avec la politique. Mais lors de ma dernière garde, où je n’aurais même pas dû être d’ailleurs car je remplaçais quelqu’un, les situations que j’ai décrites dans le rapport ont commencé à se dérouler devant moi…
Tu te rends sur les lieux d’un incident en tant que chef du groupe d’enquête opérationnelle, tu penses découvrir quelque chose, mais ensuite une personne sortie de nulle part arrive et te dit : « Je suis ici au nom du général machin, je dois parler aux victimes. » Et tu comprends que c’est toi le plus gradé ici, et les gens te regardent, mais tu ne peux rien faire parce qu’il y a quelqu’un qui « résout les problems » d’en haut, qui effraie les victimes. Bien sûr, tu peux prendre la position « c’est pas mes affaires » : tu n’a frappé personne… Mais c’est quand même ta responsabilité qui est en jeu. Après cela, je me suis dit que je ne travaillerais plus là-bas.
Chaque démission publique d’un agent des forces de l’ordre provoque une grande agitation dans les médias, mais y a-t-il beaucoup de démissions silencieuses et qui passent inaperçues ? Avez-vous des informations à ce sujet ?
Presque tous ceux que je connais ont démissionné, et l’ont fait précisément en publiant leur décision. Parce que si vous écrivez une lettre de démission, ils vous poursuivront, ils essaieront de vous prendre la tête : « Mais restez, vous êtes fatigué, nous vous donnerons des vacances et nous partagerons votre travail entre nous tous. » Et ce discours pendant deux heures. J’ai vu cette situation maintes fois où la personne écrit sa démission le vendredi, le week-end on la « travaille » et le lundi il reprend son travail.
Il semble que les ministres responsables des forces de sécurité (Hrenin et Karaïev) se soient adressés à leurs subordonnés par des communiqués. Non pas des instructions ou des ordres, mais des déclarations publiques, des appels. C’est également de cette manière que Makeï s’est adressé aux diplomates. Loukachenko a également suivi ce schéma dans son discours aux procureurs : est-ce le signe d’une crise de commandement ?
Je crois qu’une partie des intellectuels des forces de sécurité, qui n’occupe pas de postes de direction, est mentalement du côté du peuple. Mais ils sont dans une position très vulnérable et ils le savent. Si vous les traitez un par un pour les éliminer du système, il n’y a pas de problème. Mais si une résistance collective au système commence, c’est une toute autre affaire.
Même à l’échelle d’un district, si deux ou trois enquêteurs partent, ils prennent les 5 ou 6 affaires dont ils s’occupaient et les répartissent entre les autres enquêteurs. Chacun aura non pas 6, mais 7 ou 8 affaires à la fois. Jusqu’à 60 % du personnel des commissions d’enquête sont des jeunes femmes. En plus de leur travail, elles ont souvent des enfants et un foyer. Elles ne peuvent pas passer toute la journée au travail comme des hommes.
Même si l’on met de côté le mécontentement envers la situation politique… Les gens commenceront simplement à se demander : ai-je besoin d’un tel emploi si je ne vis que pour le travail ? Une ou deux personnes de plus partiront, puis une autre partira pour des raisons politiques… Et que faire de ces affaires ? Les délais seront prolongés, les affaires s’accumuleront. Puis quelqu’un d’autre démissionnera, parce qu’il n’a pas fait des longues études pour travailler comme ça, pour être envoyé à un rassemblement pour filmer avec une caméra.
La politique est la politique, mais la criminalité n’a pas disparu et ne disparaîtra pas. Comment les ordres vont-ils fonctionner alors ? Encore un peu de temps et nous passerons le point de non-retour. Les gens vont commencer à démissionner en masse pour différentes raisons. Ils constatent déjà que le système s’effondre. Les forces leurs manquent, ils ne savent pas qui d’autre appeler. C’est pourquoi on entend des slogans Comme : « Danger ! L’Occident veut nous conquérir. Les années 90 ! » Quelles années 90 ? Cela fait 30 ans. Oubliez ça à la fin !
Pourquoi les policiers anti-émeutes et les autres agents agissent-ils si sauvagement dans les rues ?
Je ne sais pas pourquoi ils font cela. Je peux seulement dire que je ne peux pas imaginer comment les forces de police bélarussienne vont rétablir leur réputation et la confiance auprès de la population après tout cela.