Le Belarus et les protestations de femmes
20 septembre 2020 | Elena Fanailova, Radio Liberty
Les marches féminines du samedi sont devenues la marque et la règle du mouvement de protestation au Bélarus. Si au début, les forces de l’ordre n’arrêtaient pas les femmes, elles sont maintenant saisies avec la même brutalité que les hommes. Samedi, 430 personnes ont été arrêtées, dont la célèbre militante protestataire Nina Baginskaya, 73 ans. Dimanche, à Grodno, la police anti-émeute a traîné une femme enceinte sur l’asphalte. Les femmes participent à des chaînes de solidarité, arrachent les masques des forces de l’ordre et essayent de libérer les détenus des mains des policiers.
Olga Chparaga, co-fondatrice du Collège européen indépendant d’ arts libéraux à Minsk, et chercheuse et membre du groupe Fem Conseil de coordination nous accorde une interview à propos de la composante féminine des manifestations à Minsk et dans d’autres villes du Bélarus. L’interview portera aussi sur les violences physiques mais aussi sur la solidarité qui a lieu dans les rues des villes bélarusiennes, en essayant d’expliquer « cette société dissidente au visage de femme ». Une partie sera consacrée au cas de l’artiste Nadejda Sayapina et sur le rôle inattendu du tableau « Eve » de Chaim Soutine dans la consolidation de la contestation.
Dans la protestation bélarusienne, ce qui attire l’attention c’est sa grande force féminine. Je ne parle pas des figures de Kolesnikova et Tikhanovskaïa, il y a d’autres femmes toutes aussi grandes comme Nina Bahinskaya, qui est devenue pratiquement un symbole national. Nous sommes devant un immense théâtre politique où chaque femme joue son rôle admirablement. Comment cela s’explique-t’il?
« Cela peut s’expliquer par plusieurs raisons. L’une est liée à la figure du candidat Viktor Babariko qui est depuis plus de trois mois en prison ( dimanche, la fille de Babariko, Maria a retransmis l’appel de son père aux manifestants sur youtube ).
Il a soutenu les lieux culturels au Bélarus comme le festival de théâtre indépendant TEART, en partie le festival Listopad, un grand espace OK ( 16 rue Oktyabrskaïa ), et la galerie Art-Belarus.
Les conservatrices, les directrices artistiques – des femmes en général – se sont montrées très solidaires de Babariko. Majoritairement, les femmes ont toujours été actives, elles travaillent dans les ONG, dans les projets sociaux, culturels et environnementaux.
Une autre raison importante est liée au coronavirus: le comportement de Loukachenko et la crise globale du système de santé, la destruction de l’État-providence ont remis en question la base de soutien des femmes que Loukachenko a toujours eu. Ce sont bien souvent des femmes qui travaillent dans le domaine médical : ce sont donc à la fois elle qui pratique les soins et qui sont donc le plus à risque. »
Loukachenko a de façon grossière et par tous les moyens possible participé à la destruction de ce groupe.
« C’est pourtant un grand groupe de mobilisation. Je soulignerais deux catégories dans ce groupe : des militants qui étaient dans l’ombre et qui d’un coup sont montés sur la scène autour des nouveaux leaders, et un groupe « social » déçu par la réaction de Loukachenko face à la crise du coronavirus. »
En observant le Bélarus de l’extérieur, une personne qui n’est pas trop au courant de ses réalités dira que le Bélarus est un pays totalitaire avec un dirigeant totalitaire. Mais c’est un pays avec un réseau culturel développé, des universités en lien avec l’Europe, des étudiants y partent étudier. Maria Kolesnikova est une musicienne qui a travaillé en Allemagne pendant de nombreuses années, et qui est ensuite revenue. Elle montre, tout comme Svetlana Tikhanovskaïa, un exemple de comportement plutôt européen. A-t’il fallu un bouleversement social pour le rendre visible?
« J’aimerai le dire, mais je ne veux pas exagérer. Diverses études ont montré que ce n’est pas tellement la mobilité des personnes qui pourrait expliquer le phénomène, le nombre de sortie du territoire vers les pays européens n’est pas tant considérable. Je parlerais plutôt de l’importance de l’influence d’Internet, de la communication horizontale, de l’implication des gens pas seulement par des voyages, des échanges, mais par les informations sur les pays européens, l’intérêt pour ce qui s’y passe, la recherche d’alternatives. Et pas seulement et pas tant pour des alternatives politiques mais plutôt celles associées à la vie quotidienne, à laquelle on participe. Les citoyens et les citoyens de notre pays ont vu comment les autres peuples sont devenus plus actifs au cours des dix dernières années. Je pense que c’était un modèle important pour eux. »
A chaque fois après les manifestations , on peut lire sur les réseaux sociaux comment les gens ont été battus, torturés, harcelés pendant les détentions, et les femmes n’y font pas exception. Combien y’a t’il de rapports de viol, d’humiliation psychologique sexiste, lorsque les femmes sont obligées d’enlever leurs sous-vêtements, lorsque les parties génitales des hommes et des femmes sont volontairement frappés ! Existe-t-il un contrôle juridique sur ces violences ? Où sont les principes des droits de l’Homme ? Les gens sont-ils prêts à parler de torture sexuelle, selon ce principe?
« Les organisations de défense des droits de l’homme examinent ce problème, en particulier, le centre des droits de l’homme « Viasna » et d’autres. Vous pouvez suivre les informations concernant le Belarus sur le site Web de Viasna ( d’ailleurs le 18 septembre, Maria Rabkova, coordinatrice de « Spring » a été arrêté ).
Il est très difficile de recueillir des informations sur la torture, y compris celles à caractère sexuel. Que font les autorités lorsque des personnes se rendent dans des établissements médicaux pour certifier qu’elles ont été torturées? Les informations sur ces crimes sont utilisés pour poursuivre ces personnes en justice pour le motif qu’elles ont participé à des manifestations non autorisées. Cela complique alors la collecte d’informations. Le deuxième aspect, et il est débattu par les défenseurs des droits de l’homme : tous les gens ne sont pas informés sur les organisations de défense des droits de l’homme, ou même ne savent pas qu’ils peuvent défendre leurs droits! Les organisations de défense des droits de l’homme tentent de résoudre cela en temps réel. Des formations sont actuellement organisées sur la manière de documenter les cas de torture, comment trouver les victimes, comment encourager les gens à témoigner, à participer aux enquêtes sur la torture et à se défendre. C’est un défi que la société civile tente de relever. »
Est-ce que vous et vos collègues enseignants allez devant les tribunaux, organisez-vous des actions de soutien aux détenus?
« Je peux vous parler du cas d’Irina Sukhi, elle est l’une des leaders de la communauté environnementale. Elle a été détenue cinq jours, j’étais à son procès. Ils ont forcé sa porte, sont rentrés chez elle et l’ont arrêté. Quelques jours plus tard, le procès a eu lieu mais elle était déjà en prison. Elle a participé au procès via Skype, la salle était petite et tous ceux qui étaient venus la soutenir n’ont pas pu tous entrer. Le procès s’est déroulé en violation de toutes les procédures. Pour donner un exemple, un témoin ( si on peut l’appeler témoin car c’était apparemment un officier du KGB), était présent tout le temps pendant le procès. L’affaire a été fabriqué : ce jour-là, le 3 septembre, Irina Sukhi ne se trouvait pas en ville mais elle a été accusée d’avoir participé au rassemblement. Finalement, l’affaire a été révisé, Irina a reçu une peine de cinq jours d’emprisonnement, mais, visiblement, tout était cousu de fil blanc. Mais sous couvert de l’affaire, ils ont quand même réussi à faire une perquisition chez sa fille, qui fait également partie de la communauté artistique, et sont venus fouiller l’organisation publique dans laquelle Irina travaille. Les détentions de militants sont généralement accompagnées d’actions contre d’autres membres de l’organisation, ou contre certains collègues. »
Essaye-t’on de fermer ces organisation? et sous quel prétexte?
« Il y a eu une inspection des organisations publiques ayant reçu une aide enregistrée de fonds européens, et une vérification des communications avec ces organisations au sujet cette aide financière. C’était pour faire pression. Peut-être même était-ce une tentative pour récupérer un peu de l’argent reçu. Mais surtout, bien sûr, c’était une menace envers les organisations publiques. »
On arrête des gens lors des rassemblements, on les conduits en prison, puis au tribunal. À quoi ces gens sont-ils condamnés?
« Soit une amende, soit une journée ou plusieurs jours de détention administrative. Pour ce qui est de Nadejda Sayapina, elle a reçu 15 jours de détention administrative. Il y a aussi une pratique assez répandue : après 15 jours de détention, un nouveau procès a lieu, et on vous donne encore 15 jours. C’est ce qui est aujourd’hui pratiqué pour plusieurs membres du Conseil de coordination à qui on rajoute des peines. Certaines personnes sont accusés d’avoir participé à des rassemblements non autorisés, et en plus on leur ajoute un accusation d’organisation de rassemblement, et qui est considéré comme un acte criminel, et donc une possibilité d’emprisonner cette personne pendant plusieurs années.
Revenons au cas de l’artiste Nadejda Sayapina. Dans quelles circonstances a-t-elle été détenue, de quoi est-elle accusée? On a appris qu’en Russie, ses collègues signent une lettre collective de soutien.
« L’histoire de cette lettre a commencé au Bélarus, mais elle est immédiatement devenue internationale, la communauté artistique contemporaine ne s’arrête pas à nos frontières après tout. Nadejda a reçu une peine de 15 jours pour avoir participé à un événement non autorisé, lors d’une action près des murs du Palais des Arts dans le centre-ville. Cette action avait été organisée par un groupe d’artistes, montrant les photos des personnes ayant subi les violences et les tortures du 9 au 11 août. Un grand nombre d’artistes, critiques d’art y ont alors participé et ont ensuite formé une chaîne de solidarité avec des photos imprimées. Nadejda Sayapina a été emprisonnée pour avoir participé à cette action. »
L’une des propositions de Svetlana Tikhanovskaïa est de transformer le Conseil de coordination en un vaste mouvement social. Comment cette idée peut-elle être réalisée?
« Certaines formes de soutien au conseil comme les accréditations des organisations publiques sont déjà en cours de lancement. Ce que nous voyons actuellement au Bélarus, et non seulement à Minsk mais aussi dans tout le Bélarus, c’est une multitude de formes d’auto-organisation. Aujourd’hui, il existe des preuves de l’existence de 1155 forums de discussion différents au Belarus, dans lesquels on peut compter en moyenne 500 à 2000 personnes, et ce n’est qu’une des formes. Ces tchats permettent de coordonner et d’organiser les rassemblements dans les cours des immeubles, d’aller aux manifestations en groupe. Car c’est un problème important : quand les gens vont à un rassemblement, et qu’ils rentrent ensuite chez eux, la police essaie de les arrêter avec brutalité, c’est pourquoi c’est très important de ne pas aller manifester seul mais en groupe.
Il existe de nombreuses autres formes d’action dans les collectifs de travailleurs, dans les universités, ce sont des groupes différents. Différentes personnes, différentes communautés considèrent le Conseil de coordination comme un organe représentatif de la société bélarussienne et souhaitent qu’un tel mouvement joue son rôle. Il est clair qu’il s’agit d’une protestation décentralisée, et le Conseil de Coordination est aussi une plateforme décentralisée où il y a différents groupes, mais c’est une forme de recherche de différents moyens de soutien mutuel. »
Il y a dans les médias, cette image que les travailleurs bélarussiens se sont mis en grève, mais que maintenant leur protestation serait en train de décliner. Mais selon vos dires, ce n’est pas tout à fait vrai, la protestation prend-elle d’autres formes?
« Oui. De temps en temps, vous voyez des informations selon lesquelles les gens utilisent les méthodes de la grève de zèle, recherchent d’autres méthodes quand une grève ouverte est impossible. Étant donné que des procès sont intentés contre les dirigeants des comités de grève, et qu’il y a des répressions du côté des autorités, d’autres formes doivent être recherchées.
Si l’on se remémore les actions des groupes professionnels : par exemple, après les violences du 9 août, et à partir du 12 août, des musiciens ont chanté près du théâtre Philharmonique presque tous les jours. Des gens de différentes sphères musicales s’y sont rassemblés. Dix jours plus tard, les autorités ont commencé à persécuter les musiciens pour ces actions, et maintenant ils chantent dans le métro, dans les centres commerciaux. Et alors tout d’un coup, nous entendons leurs chansons.
Des expositions sont organisées dans différents endroits comme des cafés. Près de chez moi, j’ai un café « Zerno », qui accueille l’exposition « Sur la croissance de l’autoconscience collective ». Dans les universités: à la Faculté de philosophie, une grève a lieu – les étudiants, les enseignants ne viennent pas aux cours, et il y a une lutte avec les dirigeants. Chez les sportifs aussi, nous voyons leurs déclarations presque tous les jours. On a pu voir un message vidéo de 90 footballeurs bélarussiens. On voit de telles déclarations émanant de différents collectifs, et c’est aussi une forme de solidarisation des groupes professionnels. »
Vous attendiez-vous que à la mi-juillet la manifestation soit aussi massive, persistante, cohérente? Que cela montre-t’il des convictions de la société: qu’il doit y avoir des changements, que le gouvernement a perdu la confiance du peuple, et cela dans toutes catégories confondues?
« Nous ne nous attendions pas à cela. Vers à peu près la mi-juin, probablement quand l’histoire avec la « Eve » de Chaim Soutine et l’histoire autour de l’« évaluation » a commencé, il y eu des signes de l’augmentation de l’activité sociale . Mais le fait que cela prenne une telle ampleur … Il y avait cette illusion lorsque les gens ont commencé à sortir en grand nombre que nous allions tout résoudre rapidement. Puis ils ont vu que l’autoritarisme consolidé, ce n’est pas une chose si simple, vous ne pouvez pas y faire face aisément, vous avez besoin de persévérance. Et il est devenu évident que les gens étaient en cours de reconstruction et prêts à continuer. Malgré toute l’horreur de la torture, du comportement des autorités, il y avait la joie de la solidarité dans toute les catégories de la société bélarussienne. Pas seulement à Minsk. Selon le communiqué officiel des autorités, 28 manifestations ont eu lieu dans tout le Belarus le week-end dernier. Au cours de ces 26 dernières années, la société bélarussienne a progressé, l’attitude à l’égard de la violence a changé, la compréhension d’un devoir de citoyens a changé. Les Bélarussien ont pris conscience d’eux-mêmes en tant que citoyens vivant dans ce pays. Mais le gouvernement est resté coincé il y a 26 ans en arrière et ne veut pas progresser. Et ce gouffre qui s’est formé … Eh bien, on peut y tomber, dans les prisons, mais les gens ne veulent plus, ils y résisteront de toutes leurs forces. »
Parlez nous du rôle qu’a joué le tableau de Chaim Soutine, « Eve »?
« Eve » est un tableau de 1928 qui appartient à la collection de la soi-disant École de Paris. Cette collection a été achetée par Belgazprombank lorsque Viktor Babariko en était le directeur. Il a été exposé publiquement dans la galerie Art-Belarus, au Palace de l’art. La galerie Art-Belarus est un espace géré par Belgazprombank. Ils possèdent une superbe collection.
Ce sont des artistes qui ont quitté le Bélarus au début du XXe siècle, beaucoup d’entre eux sont d’origine juive. Le plus célèbre est Chagall, bien sûr, mais Chaim Soutine est aussi un artiste célèbre. Les autorités ont saisi la collection la veille de l’arrestation de Babariko. C’était apparemment un avertissement. Quelques jours plus tard, Babariko lui-même a été arrêté. Lorsqu’on a confisqué la collection, la communauté artistique est devenue plus active, son symbole était l’ œuvre « Eve » de Chaim Soutine. Elle est devenue un symbole,le moteur du mouvement des femmes et des manifestations. J’ai déjà parlé de cette image de Eve s’incarnant dans trois femmes qui forment la force directive : Veronika Tsepkalo, Maria Kolesnikova et Svetlana Tikhanovskaïa. Il y a eu une grande campagne autour de la collection et autour de « Eve » de Chaim Soutine, et même le concept d ’« évaluation » est apparu. Avec le hashtag #evoluation, les gens ont pu faire entendre leurs opinions différentes – Nikolai Khalezin du Free Theatre, Nikita Monich, et non seulement des femmes, mais aussi des hommes. Nikita Monich a été licencié du Musée d’Art parce qu’il avait écrit un beau poème sur « Eve ». Je me promène moi-même depuis la mi-juin en T-shirt avec la « Eve », mais plutôt une interprétation de Eve, où elle fait un « fuck » ( un doigt d’honneur ). De nombreuses interprétations poétiques de ce personnage artistique ont été faites par des artistes et elle est devenu un moteur d’une société indignée au visage de femme. »
Olga Chparaga.